— Et cette femme qui vit avec lui ? Séréna Ventress. Je suppose que leur aventure est connue par ici ?
— Pas du tout. Ventress ? Quelque cocotte qu’il aura ramassée dans un dancing de Libreville.
— Pas exactement. Sanders décida de n’en pas dire davantage. Pendant qu’ils finissaient de déjeuner, il décrivit son arrivée à Port Matarre et le voyage à Mont Royal en finissant par sa visite à la zone d’inspection. Puis, comme ils passaient ensuite devant les salles vides de chaque côté de la cour, il fit une allusion à l’explication de l’Effet Hubble donnée par le professeur Tatlin et à ce qui était d’après lui sa réelle signification.
Max, cependant, n’avait pas l’air de s’intéresser à tout cela. Il regardait évidemment la forêt cristallisée comme une monstruosité de la nature, un phénomène qui s’épuiserait de lui-même et le laisserait continuer ses soins à Suzanne. Il écarta habilement les allusions détournées de Sanders à l’état de sa femme. Avec une certaine fierté, il fit visiter l’hôpital à Sanders, lui montra les nouvelles salles, l’équipement radiologique que Suzanne et lui avaient fait monter depuis leur arrivée.
— Croyez-moi, Edward, c’était du travail, bien que nous ne puissions nous en attribuer tout le mérite. Les compagnies minières fournissent la plupart des malades et donc la plus grosse partie de l’argent.
Ils longeaient la clôture à l’est de l’hôpital. À une certaine distance au-delà des bâtiments à un étage ils pouvaient voir toute l’étendue de la forêt, sa douce lumière brillant comme une voûte de vitrail au soleil matinal. Bien que encore contenue par la route près de l’hôtel Bourbon, la zone cristallisée paraissait s’être étendue de plusieurs kilomètres, descendant à travers les régions boisées le long des rives du fleuve. À deux cents pieds au-dessus de la jungle l’air semblait scintiller continuellement, comme si les atomes en déliquescence dans le vent étaient remplacés par ceux qui s’élevaient de la forêt.
Des cris, des bruits de coups de cannes détournèrent le cours des pensées de Sanders. À 50 mètres un groupe de porteurs de l’hôpital s’avançaient à travers les arbres de l’autre côté de la clôture. Ils repoussaient une foule d’indigènes massés sous les arbres, ou assis à l’ombre. Les porteurs sifflaient, battaient le sol autour des pieds des indigènes, faisant parade de leur force sans l’utiliser.
Sanders se rendit compte, en regardant sous les arbres, qu’il y avait là au moins 200 indigènes serrés les uns contre les autres en petits groupes autour de leurs ballots et de leurs bâtons, regardant au loin la forêt de leurs yeux mornes. Tous semblaient infirmes ou malades avec des visages déformés, des bras et des épaules squelettiques. Ceux qu’on repoussait reculèrent de quelques mètres sous les arbres, traînant leurs malades avec eux, mais les autres restèrent où ils étaient. Ils semblaient inconscients des bâtons et des coups de sifflet. Sanders devina qu’ils n’étaient point attirés vers l’hôpital par l’espoir d’être aidés ou soignés, mais qu’ils le considéraient simplement comme un boucher temporaire entre la forêt et eux.
— Max, mais que diable ! Sanders franchit la clôture métallique. Le groupe le plus proche était à 20 mètres de lui, les corps sombres presque invisibles au milieu des détritus dans les broussailles sous les arbres.
— Une tribu de mendiants, expliqua Max en suivant Sanders par-dessus la clôture. Il rendit son salut à l’un des porteurs. Ne vous inquiétez pas d’eux, ils se déplacent tout le temps aux environs. Croyez-moi, ils ne veulent pas vraiment des secours.
— Mais Max ! Sanders fit quelques pas dans la clairière. Les indigènes l’avaient jusque-là observé avec indifférence mais quand il approcha ils eurent quelques réactions. Un vieil homme à la tête bouffie se recroquevilla comme pour échapper au regard de Sanders. Un autre cacha ses mains mutilées entre ses genoux. Il ne semblait pas y avoir d’enfants, mais Sanders vit çà et là un petit paquet attaché sur le dos d’une femme estropiée. Partout les mêmes mouvements lents tandis qu’ils bougeaient sur place, déplaçant à peine leurs épaules, comme s’ils eussent été conscients qu’il leur était impossible de se cacher.
— Max, ce sont des…
Clair lui prit le bras, l’attira vers la clôture.
— Oui, Edward, ce sont des lépreux. Ils vous suivent à travers le monde, n’est-ce pas ? Je suis désolé que nous ne puissions rien faire pour eux.
— Mais Max, fit Sanders en se retournant vivement pour montrer les salles désertes de la mission, l’hôpital est vide ! Pourquoi les avez-vous mis dehors ?
— Nous ne les avons pas rejetés. Ils viennent d’un petit camp, à peine une léproserie, dont s’occupait un des pères catholiques. Quand il est parti, ils se sont répandus dans la brousse. Le camp était mal organisé, de toute façon ; il ne faisait rien pour eux, à part dire quelques prières, et encore pas souvent, si l’on en croit les on-dit. À présent, ils sont revenus, attirés par la lumière de la forêt, je suppose.
— Mais pourquoi ne pas en prendre quelques-uns ? Vous avez assez de place pour plusieurs douzaines de malades.
— Edward, nous ne sommes pas équipés pour nous occuper d’eux. Même si nous le voulions, cela ne marcherait pas. Croyez-moi, il faut que je pense à Suzanne. Nous avons tous nos difficultés, vous savez.
— Bien sûr. Sanders se maîtrisa. Je comprends, Max. Vous avez tous les deux fait plus que votre part.
Max franchit la clôture et retomba dans la cour. Les porteurs se déplaçaient le long des arbres, repoussaient les derniers lépreux, tapant les plus vieux et les infirmes sur les jambes quand ils tardaient à bouger.
— Je serai au dispensaire, Edward. Nous pourrons peut-être prendre un verre à onze heures. Si vous sortez, dites-le à un des porteurs.
Sanders lui fit un signe de la main et s’éloigna dans la clairière. Les porteurs avaient fini leur travail et revenaient vers la loge du portier, cannes sur l’épaule. Les lépreux s’étaient retirés dans les ombres profondes, presque hors de vue, mais Sanders devinait que leurs yeux étaient fixés sur la forêt, seul lien entre ce résidu d’humanité à peine reconnaissable et le monde autour de lui.
— Docteur ! Docteur Sanders !
Sanders se retourna et vit Louise Péret descendre d’une voiture de l’armée garée à l’entrée de l’hôpital. Elle fit un signe au lieutenant français qui regardait par la portière. Il la salua d’un grand geste et partit.
— Louise. Aragon m’a dit que vous viendriez ce matin.
Louise le rejoignit. Avec un grand sourire, elle lui prit le bras.
— Tout juste si je vous ai reconnu, Edward, ce costume, on dirait un déguisement.
— Il me semble que j’en ai besoin à présent. Avec un petit rire, Sanders montra les arbres à vingt mètres d’eux, mais Louise ne vit point les lépreux assis dans l’ombre.
— Aragon m’a dit que vous étiez perdu dans la forêt, continua-t-elle avec un regard aigu. Mais vous avez l’air d’être en bon état. J’ai parlé au Dr Tatlin, le physicien, il m’a expliqué toutes ses théories sur la forêt ; c’est très compliqué, croyez-moi, les étoiles, le temps, vous serez stupéfait quand je vous le raconterai.
— Je n’en doute pas. Heureux d’écouter son gai bavardage, Sanders la prit par le bras et la guida à travers la clairière vers le groupe de chalets derrière l’hôpital. Après les odeurs d’antiseptiques, l’atmosphère de maladie et de compromis avec la vie, le pas allègre de Louise, son corps frais, paraissaient venir d’un monde oublié. Sa jupe et sa blouse blanches brillaient sur le fond de poussière et d’arbres sombres où se cachaient des spectateurs. Quand la hanche de la jeune femme effleura la sienne, Sanders crut un instant qu’il s’éloignait avec elle pour toujours de Mont Royal, de l’hôpital, de la forêt.
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