— C’est vrai. Vous n’en avez pas peur, Suzanne ?
— Pourquoi en aurais-je peur ? Il est si facile d’être plus effrayée par ses propres sentiments que par ce qui les inspire. La forêt n’est pas ainsi. Je l’ai acceptée et toutes les peurs qui l’accompagnent. D’une voix plus calme, elle ajouta : « Je suis heureuse que vous soyez ici, Edward. J’ai peur que Max ne comprenne pas ce qui arrive dans la forêt à toutes nos idées sur le temps et la mortalité, au sens le plus large, j’entends. Comment pourrais-je l’exprimer ? » « La vie, comme un dôme de verre multicolore souille la blanche splendeur de l’éternité. » Je suis sûre que vous comprenez.
Sanders prit son verre et traversa la pièce sombre. Ses yeux s’étaient accoutumés à la demi-obscurité, mais le visage de Suzanne restait toujours caché à l’ombre du meuble d’ébène. Le sourire légèrement railleur qui errait sur ses lèvres depuis son arrivée semblait presque l’appeler.
En se rapprochant d’elle, il se rendit brusquement compte que cette légère inclinaison vers le haut de la bouche n’était pas un sourire mais un rictus facial causé par l’épaississement nodulaire de la lèvre supérieure. La peau de son visage était d’un brun foncé bien particulier, elle s’arrangeait pour le masquer de ses longs cheveux et en utilisant abondance de poudre. En dépit du camouflage, il vit les bosses nodulaires sur tout son visage et sur le lobe de son oreille gauche quand elle recula légèrement dans son fauteuil en levant l’épaule. Après ses années d’expérience à l’hôpital des lépreux, il reconnut aussitôt les débuts de ce qu’on nomme le masque léonin.
Bouleversé par sa découverte, bien qu’il s’y fût à demi attendu depuis la première lettre que lui avait écrite Suzanne de Mont Royal, Sanders s’éloigna, traversa le salon, espérant que Suzanne n’avait point remarqué son geste révélateur, quand il avait renversé une partie du contenu de son verre sur le tapis. Son premier sentiment de colère, en face de ce crime de la nature contre quelqu’un qui avait déjà passé une si grande part de sa vie à tenter de guérir les autres de la maladie, s’effaça devant un certain soulagement, comme si ce désastre particulier était un de ceux pour lesquels ils étaient tous deux bien préparés psychologiquement. Il se rendit compte qu’il avait attendu que Suzanne attrapât la maladie, et que pour lui ç’avait probablement été son seul rôle valide à elle. Leur aventure même avait été une tentative inconsciente de provoquer ce résultat. C’était lui, et non les pauvres diables de la léproserie, qui avait été la réelle source d’infection pour Suzanne.
Sanders vida son verre, le posa, se tourna vers Suzanne. En dépit de leur intimité de naguère, il lui fut presque impossible de lui exprimer ce qu’il ressentait. Après un silence, il se mit à parler maladroitement.
— J’étais désolé quand vous avez quitté Fort Isabelle, Suzanne. J’ai dû faire un gros effort pour ne pas vous suivre immédiatement. Je suis heureux que vous soyez venue ici, pourtant. Cela peut sembler un choix étrange à certains, mais je le comprends. Qui pourrait vous blâmer de tenter d’échapper à la face sombre du soleil ?
Suzanne secoua la tête, intriguée par cette hermétique allusion, ou préférant ne pas la comprendre.
— Que voulez-vous dire ?
Sanders hésita. Bien qu’elle parût sourire, Suzanne, en fait, tentait de maîtriser cet involontaire mouvement de sa bouche. Son visage naguère pur et noble était déformé par une maussade grimace à peine cachée.
— Je pensais à nos malades de Fort Isabelle, fit-il avec un geste. Pour eux…
— Cela n’a rien à voir avec eux. Edward, vous êtes fatigué, il faut que j’aille au dispensaire, et je ne veux pas retarder plus longtemps votre dîner. Suzanne se leva avec vivacité, elle était mince et plus grande que Sanders. Son visage poudré se baissa vers lui avec cette intensité cadavérique qu’il se rappelait avoir vue chez Ventress. Puis une fois encore le sourire déformé revint.
— Bonne nuit, Edward, nous vous verrons au petit déjeuner, vous avez tant à nous raconter.
— Suzanne, fit Sanders en l’arrêtant à la porte.
— Qu’y a-t-il, Edward ? Elle ferma à demi la porte, empêchant la lumière du couloir de tomber sur son visage.
Sanders tenta de parler, et une sorte de réflexe à demi oublié lui fit lever les bras pour étreindre Suzanne. Puis, devant ce visage blessé qui l’attirait tout autant qu’il lui inspirait de la répulsion, il se détourna, sachant qu’il lui fallait d’abord comprendre ses propres motifs.
— Il n’y a rien à vous raconter, Suzanne, vous avez tout vu dans la forêt.
— Pas tout, Edward, un jour il faudra que vous m’y emmeniez.
Le lendemain matin, vêtu des vêtements du mort, Sanders revit Louise Péret. Il avait passé la nuit dans un des quatre chalets vides qui formaient les côtés d’une petite cour derrière le bungalow des Clair. Le personnel européen avait quitté l’hôpital et avant le petit déjeuner, Sanders erra dans les chalets déserts, essayant de se préparer à revoir Suzanne. Les quelques livres et revues abandonnés sur les rayons, les boîtes de conserves inutilisées dans la cuisine, semblaient les restes d’un monde lointain.
Son nouveau costume avait été la propriété de l’ingénieur belge d’une des mines. D’après la coupe du pantalon et de la veste, l’homme avait dû avoir à peu près son âge ; il était mort d’une pneumonie quelques semaines auparavant. Dans la poche de la veste, Sanders trouva quelques morceaux d’écorce et des feuilles mortes. Il se demanda si l’homme avait attrapé son dernier refroidissement en ramassant ces objets naguère cristallisés dans la forêt.
Suzanne Clair n’apparut pas au petit déjeuner. Quand Sanders arriva au bungalow des Clair, le domestique l’introduisit dans la salle à manger et Max Clair le salua en levant l’index.
— Suzanne dort, elle a eu une nuit difficile, la pauvre, beaucoup d’indigènes rôdent dans la brousse, pensant récolter une moisson de diamants, je suppose. Ils ont amené leurs malades avec eux, des incurables pour la plupart. Et vous, Edward, comment vous sentez-vous ce matin ?
— Bien. Et merci pour le costume.
— Le vôtre est sec à présent. Un des boys l’a repassé ce matin. Si vous voulez vous changer ?
— Non, vraiment, celui-là est plus chaud. Sanders tâta la serge bleue. Cette étoffe sombre lui paraissait plus appropriée à sa rencontre avec Suzanne que son complet de coton léger, c’était un bon déguisement pour ce monde infernal où elle dormait le jour et n’apparaissait que la nuit.
Max mangeait son petit déjeuner de bon appétit, prenant son pamplemousse à deux mains. Depuis leur réunion de la veille il s’était complètement détendu, comme si l’absence de Suzanne lui donnait enfin une chance de ne plus se tenir sur ses gardes devant Sanders. Ce dernier devina qu’on lui avait délibérément laissé ces quelques minutes de solitude avec Suzanne pour qu’il pût juger si possible de la raison pour laquelle Max et elle étaient venus à Mont Royal.
— Edward, vous ne m’avez pas encore parlé de votre visite d’inspection, qu’est-il arrivé exactement ?
Sanders jeta un coup d’œil à Max, intrigué par son détachement.
— Vous en avez probablement vu autant que moi. Toute la forêt se vitrifie. À propos, connaissez-vous ce Thorensen ?
— Notre ligne téléphonique passe par son bureau à la mine. Je l’ai rencontré quelquefois. Ce costume appartenait à un de ses ingénieurs. Il est toujours en train de manigancer quelque chose.
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