— Radek ! Sanders leva la main pour le retenir, ne sachant s’il allait se précipiter sur lui ou courir vers la forêt comme une bête blessée.
Radek se rapprocha d’un pas traînant, de sa gorge sortit une sorte de grognement. Il avança encore, et le balancement de la lourde pièce de bois le fit presque s’écrouler.
— Ramenez-moi, commença-t-il. Il fit un autre pas, titubant, tendit comme un spectre son bras sanglant. Ramenez-moi là-bas !
La lourde branche oscillant d’une épaule à l’autre, il continua d’avancer péniblement, tapant du pied sur la glace, le visage éclairé par les feux de pierre précieuse de la forêt. Sanders ne cessait de l’observer tandis qu’il avançait par saccades, le bras tendu comme pour saisir l’épaule du médecin. Cependant, il paraissait déjà avoir oublié Sanders, son attention tout entière fixée sur la lumière des chutes de glace.
Sanders s’écarta de son chemin, prêt à le laisser passer. Mais avec un brusque pas de côté, Radek fit tourner la branche et poussa Sanders devant lui.
— Ramenez-moi… !
— Radek ! La respiration coupée par le coup, Sanders trébucha, avança, comme un spectateur poussé vers quelque sanglant Golgotha par la victime même. Toujours chancelant, pressant le pas comme la lumière prismatique de la forêt se mêlait de nouveau à son sang, Radek avançait, la branche sur ses épaules barrant la route à Sanders.
Sanders se mit à courir vers les chutes de glace. À vingt mètres du premier bloc, l’eau claire des canaux souterrains coula sur ses pieds, aussi sombre et fraîche qu’en son souvenir le monde qu’il venait de quitter. Il descendit vers les eaux peu profondes. Radek poussa pour la dernière fois son cri d’animal blessé. Sanders plongea dans le fleuve, jusqu’aux épaules, et s’éloigna en nageant dans le courant argenté.
Quelques heures plus tard, Sanders, trempé, se retrouva à l’orée de la forêt illuminée, au bord d’une grand-route déserte au clair de lune. Dans les lointains, il vit les contours d’un hôtel blanc. Avec sa longue façade et ses colonnes effondrées, on eût dit une ruine éclairée par des projecteurs. À gauche de la route, les vagues de la forêt montaient vers les collines bleues dominant Mont Royal.
Cette fois-ci, comme il approchait de l’homme debout près d’une Land Rover, dans la cour déserte de l’hôtel, on répondit promptement à son signe de main. Un deuxième homme qui faisait une ronde dans l’hôtel en ruine traversa l’allée en courant. Un projecteur sur le toit de l’auto illumina la route aux pieds de Sanders. Les deux indigènes, portant l’uniforme de l’hôpital local, s’avancèrent vers lui. Dans la lumière de la forêt, leurs yeux limpides observaient le Dr Sanders pendant qu’ils l’aidaient à monter dans l’auto et leurs doigts sombres tâtaient l’étoffe trempée de son costume.
Le Dr Sanders s’appuya au dossier, trop fatigué pour faire connaître son identité aux deux hommes. L’un d’eux grimpa derrière le volant et brancha le poste de radio. Tout en parlant dans le microphone, ses yeux regardaient fixement les cristaux qui se dissolvaient encore sur les chaussures et la montre du Dr Sanders. La lumière blanche scintillait faiblement dans l’obscurité de la camionnette. Les cristaux sur le cadran de la montre-bracelet lancèrent leurs derniers feux, s’éteignirent, et les aiguilles se remirent brusquement à tourner.
La route marquait la limite de la zone en transformation et l’obscurité qui entourait le Dr Sanders lui parut absolue, l’air sombre, inerte et vide. Après l’infini miroitement de la forêt vitrifiée les arbres bordant la route, l’hôtel en ruine et jusqu’aux deux hommes auprès de lui semblaient de vagues reflets d’eux-mêmes, des répliques des originaux illuminés en quelque terre lointaine à la source du fleuve pétrifié. Bien que soulagé d’avoir pu s’évader de la forêt, ce prosaïsme, cette irréalité, ce sentiment de se retrouver dans l’eau dormante d’un monde usé, emplirent Sanders de déception, comme un échec.
Une voiture approchait sur la route. Le conducteur lança des signaux avec le projecteur de la Land Rover, l’auto tourna et vint s’arrêter à côté d’eux. Un homme de haute taille en descendit. Il portait un blouson militaire par-dessus son costume civil. Il observa Sanders à travers la vitre puis fit un signe de tête au chauffeur indigène.
— Docteur Sanders, demanda-t-il, comment allez-vous ?
— Aragon ! Sanders ouvrit la portière et voulut descendre, mais Aragon lui fit signe de rester assis.
— Commandant, j’avais presque oublié… Est-ce que Louise est avec vous ? M lle Péret ?
— Elle est restée au camp avec les autres visiteurs, docteur. Nous avons pensé que vous pourriez sortir de la forêt par ici, je surveillais la route. Aragon s’écarta et la lumière des phares de sa voiture éclaira le visage de Sanders. Il le regarda dans les yeux, comme s’il essayait d’évaluer l’intensité du choc produit par la forêt. Vous avez de la chance d’être là, docteur. On craint que bien des soldats ne se soient égarés. Et on pense que le capitaine Radek est mort. La région touchée par la cristallisation s’étend dans toutes les directions. Elle a plusieurs fois la surface de la zone primitive.
Le chauffeur de la voiture d’Aragon arrêta le moteur. Sanders s’avança sur son siège quand les phares faiblirent.
— Louise, commandant, est-elle en sécurité ? Je voudrais la voir.
— Demain, docteur. Elle viendra au dispensaire de vos amis. Il faut que vous les voyiez d’abord, elle le comprend. Le Dr Clair et sa femme sont au dispensaire en ce moment. Ils vous soigneront.
Il repartit vers sa voiture qui tourna et s’éloigna rapidement sur la route sombre.
Cinq minutes plus tard, après quelques kilomètres sur une route latérale tournant devant une vieille mine, la Land Rover entra dans la cour de l’hôpital de la mission. Quelques lampes à pétrole brûlaient dans les dépendances et plusieurs familles indigènes se blottissaient près de leurs chariots dans la cour, répugnant à s’abriter à l’intérieur. Les hommes étaient assis en groupe près de la fontaine vide au centre, et la fumée de leurs petits cigares s’élevait en plumes blanches dans l’obscurité.
— Le Dr et M me Clair sont-ils ici ? demanda Sanders au chauffeur.
— Oui, monsieur. Le chauffeur jeta un coup d’œil à Sanders, doutant encore de cette apparition qui s’était matérialisée hors de la forêt cristalline.
— Vous êtes le docteur Sanders ? se risqua-t-il à demander en garant la voiture.
— Oui. Et ils m’attendent.
— C’est vrai, monsieur, le Dr Clair est allé hier à Mont Royal vous chercher, mais les choses vont mal en ville, il est revenu.
— Je sais. Tout est désorganisé, je suis désolé de l’avoir manqué.
Quand Sanders sortit de l’auto, un petit homme rond à la silhouette familière, vêtu d’une veste de coton blanc, descendit à la hâte l’escalier et vint à sa rencontre. Ses yeux myopes saillaient sous un grand front bombé.
— Edward ! Mon cher ami, enfin, vraiment ! Il prit le bras de Sanders. Mais où étiez-vous donc ?
Pour la première fois depuis son arrivée à Port Matarre, depuis même son départ de la léproserie de Fort Isabelle, Sanders se détendit.
— Ah, Max, je me le demande ! Je suis bien content de vous revoir. Il serra fortement la main de Clair. C’est insensé ce qui se passe ici. Comment allez-vous, Max, et comment va Suzanne ? Est-elle… ?
— Elle va bien, elle va bien. Attendez un instant. Il laissa Sanders sur les marches, retourna auprès des chauffeurs indigènes de la Land Rover, leur donna une tape sur l’épaule, regarda les autres indigènes accroupis sur leurs ballots dans la faible lumière des lampes et leur fit un signe de main. À 800 mètres, au-delà des toits des dépendances, un immense dais de lumière argentée luisait dans le ciel nocturne au-dessus de la forêt.
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