Pourtant, quand Sanders lui demanda encore de l’examiner, dans l’espoir qu’il pourrait persuader Thorensen de l’enlever à la forêt de glace, le propriétaire de la mine fit des difficultés.
— Elle est très bien ici, dit-il au médecin avec obstination, ne vous inquiétez pas.
— Mais, Thorensen, combien de temps croyez-vous qu’elle puisse vivre ici ? Ne vous rendez-vous pas compte que toute la forêt se cristallise ?
— Elle est bien ici ! insista Thorensen. Il se leva, baissa les yeux vers la table et dans le crépuscule sa silhouette penchée avec ses cheveux blonds semblait une potence. Docteur, il y a longtemps que je suis dans cette forêt. La seule chance qui lui reste… c’est ici.
Intrigué par cette remarque hermétique et par la signification personnelle qu’elle pouvait avoir pour Thorensen, Sanders s’assit à côté de la table. Une sirène retentit dans le crépuscule, venant du fleuve, et les échos s’en répercutèrent dans le feuillage cassant autour de la gloriette.
Thorensen alla parler au mulâtre et revint vers Sanders.
— Je vous laisse entre leurs mains, docteur. Je serai bientôt de retour. Il prit un rouleau de pansement adhésif sur une étagère derrière le poêle et fit signe à l’Africain blessé. Kagwa, viens, que le docteur te soigne.
Après le départ de Thorensen, Sanders examina les blessures faites par le fusil de chasse à la jambe et à la poitrine de l’Africain, puis enleva les grossiers tampons de charpie. Une douzaine de plombs avaient pénétré sous la peau mais les blessures paraissaient déjà à demi cicatrisées, des perforations sans aucune tendance à saigner ou à suppurer.
— Vous avez eu de la chance, dit-il à l’Africain quand il eut fini. Je suis surpris que vous puissiez marcher. Et il ajouta : Je vous ai vu cet après-midi, dans les miroirs de la maison de Thorensen.
— C’était M. Ventress que nous cherchions, docteur, dit le jeune homme avec un sourire aimable. On chasse beaucoup dans cette forêt, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais je me demande si aucun de vous sait réellement ce qu’il cherche. Sanders remarqua que le mulâtre le regardait avec un intérêt plus qu’ordinaire. Dites-moi, demanda-t-il à Kagwa, décidant de profiter de l’humeur accommodante du jeune homme, travaillez-vous pour Thorensen, à sa mine ?
— La mine est fermée, docteur, mais j’étais le numéro un, je m’occupais du matériel technique. Il hocha la tête avec quelque fierté. Pour toute la mine.
— Un emploi important. Sanders montra du doigt la porte de la chambre à coucher où dormait la jeune femme. M me Ventress, Séréna, comme l’a appelée Thorensen, il faut l’emmener d’ici, vous êtes intelligent, monsieur Kagwa, vous devez le comprendre. Si elle reste quelques jours de plus, elle sera à moitié morte.
Kagwa détourna la tête et se sourit à lui-même. Il regarda les bandes sur sa jambe, sur sa poitrine, les toucha tristement.
— À moitié morte, quelle expression fascinante, docteur. Je comprends fort bien ce que vous m’avez dit, mais il vaut mieux maintenant pour M me Ventress qu’elle reste ici.
— Mais nom de nom, fit Sanders, maîtrisant difficilement sa colère, Kagwa, elle mourra ! N’avez-vous point saisi ? À quoi joue donc ce Thorensen, que diable !
Kagwa leva la main pour calmer Sanders.
— Vous parlez en termes médicaux, docteur. Attendez ! insista-t-il quand Sanders tenta de protester. Je ne vais pas vous parler de magie ni de sorciers, je suis un Africain éduqué. Mais bien des choses étranges se passent dans cette forêt, docteur, vous verrez.
Il s’arrêta brusquement quand le mulâtre lui cria quelque chose et sortit sur la véranda. Ils entendirent Thorensen approcher avec deux ou trois hommes, leurs bottes écrasant le feuillage fragile sur les berges.
Sanders se dirigea vers la porte, Kagwa lui toucha le bras au passage et son sourire d’avertissement attira son attention.
— Docteur, n’oubliez pas de marcher droit devant vous, dans la forêt, mais regardez bien tout autour de vous. Puis, fusil en main, il partit en boitant sur sa jambe blanche.
Thorensen salua Sanders sur la véranda. Il montait lourdement les marches, fermant sa veste de cuir dans le froid de tombe de la gloriette.
— Encore là, docteur ? J’ai des guides pour vous. Il montra les deux Africains au pied des marches. Membres de l’équipage de son yacht, ils portaient des pantalons et des chemises de toile bleue. L’un des deux avait une casquette blanche enfoncée sur le front. Tous deux avaient des carabines et scrutaient la forêt avec beaucoup d’intérêt. Mon bateau est amarré non loin d’ici, expliqua Thorensen, et je vous aurais renvoyé par le fleuve si le moteur n’avait pas calé. De toute façon, ils vous emmèneront à Mont Royal en un rien de temps.
Après ces mots, il entra dans la cuisine et Sanders l’entendit un instant plus tard pénétrer dans la chambre à coucher.
Entouré par les corps luisants des quatre Africains gravés par le givre sur l’obscurité, Sanders attendit que Thorensen réapparaisse. Puis il finit par tourner les talons et suivre ses guides, abandonnant Thorensen et Séréna Ventress barricadés ensemble dans le sépulcre du pavillon. En pénétrant dans la forêt, il jeta un regard en arrière sur la véranda où le jeune Africain, Kagwa, l’observait toujours. Son corps sombre, presque exactement séparé en deux par les pansements blancs, rappela à Sanders Louise Péret et ses allusions au jour de l’équinoxe. Et réfléchissant à sa brève conversation avec Kagwa, il commença à comprendre pourquoi Thorensen essayait de garder Séréna dans la zone touchée par la cristallisation. Craignant qu’elle ne mourût, il préférait cette immolation, cet état semi-animé dans les cavernes de cristal à sa mort physique dans le monde extérieur. Il avait peut-être vu des insectes et des oiseaux retenus vivants à l’intérieur de leurs prismes et avait peu judicieusement décidé que cela offrait le seul moyen d’évasion possible pour sa jeune femme mourante.
Suivant un sentier qui contournait le petit lac formé par le ruisseau, ils se dirigèrent vers le centre d’inspection, qui, d’après Sanders, devait se trouver un kilomètre plus bas sur le fleuve. Avec un peu de chance, une unité de l’armée serait stationnée près de la zone touchée et les soldats pourraient suivre leurs traces et aller sauver Thorensen et Séréna Ventress.
Les deux guides avançaient d’un pas rapide, s’arrêtant à peine de temps à autre pour s’orienter. L’un précédait Sanders, l’autre, celui qui portait une casquette, le suivait à dix mètres. Au bout d’un quart d’heure, quand ils eurent fait plus d’un kilomètre, ils se trouvaient toujours au milieu de la forêt. Sanders comprit alors que les marins n’avaient point réellement pour tâche de le guider vers la sécurité. En l’envoyant dans la forêt, Thorensen sans aucun doute l’utilisait comme appât, selon l’expression de Ventress, convaincu que l’architecte tenterait de rejoindre Sanders pour avoir des nouvelles de sa femme enlevée.
Quand ils entrèrent pour la deuxième fois dans une petite clairière entre deux groupes de chênes, Sanders s’arrêta et revint sur ses pas à la rencontre du marin à la casquette. Il commença à lui faire des reproches mais l’homme secoua la tête et de sa carabine fit signe à Sanders de continuer à marcher.
Cinq minutes plus tard, Sanders découvrit qu’il était seul. Le sentier en face de lui était désert. Il revint jusqu’à la clairière où les ombres vides brillaient sur le sol du sous-bois. Les guides avaient disparu dans les fourrés.
Sanders jeta un coup d’œil en arrière sur les sombres grottes autour de la clairière, guettant un bruit de pas, mais les fourreaux des arbres chantaient et craquaient tandis que la forêt se refroidissait dans l’obscurité. Au-dessus de lui, à travers les lacis s’étendant sur la clairière, il vit le globe déchiqueté de la Lune. Autour de lui dans les murs hyalins, les étoiles reflétées brillaient comme des lucioles.
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