Avec un cri, Ventress sauta à nouveau dans le trou et saisit le bras de Sanders.
— Pour l’amour de Dieu ! dit-il, mais Sanders l’écarta, il abandonna la partie et tourna la tête. Au bout d’un instant, il observa à nouveau Sanders de ses petits yeux amers, fit un pas en avant et l’aida à soulever du trou le corps transformé en joyau.
Cent mètres plus loin ils atteignirent les berges de la rivière tributaire du fleuve. Elle s’était élargie, avait à présent près de dix mètres d’une rive à l’autre. Au centre, la croûte fossilisée n’avait que quelques centimètres d’épaisseur et ils virent au-dessous l’eau courante. Ils laissèrent le corps miroitant de Radek allongé sur la berge, les bras étendus, son armure de cristal en lente déliquescence. Le Dr Sanders coupa une solide branche d’arbre et se mit à briser la croûte de la rivière. Quand il enfonça le rameau plus avant, les cristaux se fragmentèrent aisément et en quelques minutes, il avait fait une ouverture circulaire de trois à quatre mètres de large. Il tira alors la branche sur la rive jusqu’à l’endroit où gisait Radek, se pencha, souleva le corps par-dessus la branche et y attacha les épaules de Radek avec sa ceinture. Avec un peu de chance, le bois tiendrait la tête de Radek au-dessus de l’eau assez longtemps pour qu’il reprit conscience au fur et à mesure que les cristaux se dissoudraient dans le courant de la rivière.
Ventress ne fit aucun commentaire, mais continua à observer Sanders avec des yeux pleins d’amertume. Il cala son fusil contre un arbre et aida le médecin à porter le corps jusqu’à l’ouverture au-dessus de l’eau. Prenant chacun une extrémité de la branche ils abaissèrent Radek dans la rivière, pieds en avant. Le courant était rapide et ils regardèrent un instant le corps tourbillonner et s’éloigner dans le tunnel blanc. Les cristaux lavés des bras et des jambes de Radek luisaient faiblement sous l’eau et sa tête à demi submergée reposait sur la branche. Le Dr Sanders traversa la berge avec difficulté, puis s’assit sur le sable jaspé et ôta les aiguilles qui avaient percé ses paumes et ses doigts.
— Il y a une petite chance qu’il s’en sorte, cela valait la peine d’essayer, dit-il. Ils surveillent le fleuve, ils le verront peut-être.
Ventress vint vers Sanders, son petit corps raidi, baissant son menton barbu. Les muscles de son visage osseux agitaient silencieusement sa bouche comme s’il composait avec grand soin sa réplique.
— Sanders, c’était trop tard. Un jour vous saurez ce que vous avez enlevé à cet homme.
— Que voulez-vous dire ? fit Sanders, relevant la tête, irrité. Ventress, Radek m’avait rendu service.
— Écoutez, docteur, et n’oubliez pas, fit Ventress sans prêter attention à ce qu’il avait dit, si vous me trouvez jamais dans cet état, ne me touchez pas , c’est bien compris ?
Ils partirent à travers la forêt sans parler. Sanders se trouvait parfois à plus de cinquante mètres derrière Ventress, il crut même une fois qu’il l’avait abandonné, mais la silhouette en complet blanc, les cheveux et les épaules couverts d’une belle fourrure de gel, réapparaissaient. Bien qu’exaspéré par l’insensibilité, le manque de pitié de Ventress envers Radek, Sanders sentait qu’il y avait peut-être quelque autre explication à sa conduite.
Ils atteignirent enfin une petite clairière, limitée de trois côtés par un ruisseau se jetant dans la rivière. Sur l’autre rive une gloriette à haut pignon poussait son toit vers le ciel par une trouée dans la voûte des arbres. De sa seule flèche une mince toile d’araignée faite de fils opaques s’étendait jusqu’aux arbres environnants comme un voile diaphane revêtant le jardin de verre et le pavillon de cristal d’un poli de marbre, presque sépulcral en son intensité.
Et pour renforcer cette impression, les fenêtres donnant sur la véranda entourant la maison étaient incrustées de volutes compliquées, comme on en voit sur les croisées des tombeaux ambitieux.
Ventress fit signe à Sanders de reculer et approcha des limites du jardin, fusil dressé. Pour la première fois depuis que Sanders le connaissait, il n’avait pas l’air sûr de lui. Il contemplait la gloriette comme un explorateur s’aventurant dans les profondeurs de la jungle et qui découvre un étrange et énigmatique mausolée.
Très haut au-dessus de lui, ses ailes retenues par la voûte de verre, une grive dorée s’agitait lentement dans la lumière d’après-midi et les ondulations de son aura liquide formaient autour d’elle des cercles comme les rayons d’un soleil cruciforme.
Ventress se redressa, attendit un instant, rien ne bougea dans le pavillon. Il s’élança alors, d’un arbre à l’autre, puis traversa la surface gelée de la rivière d’un pas félin. À 10 mètres de la gloriette, il s’arrêta de nouveau, distrait par la grive dorée dans la voûte au-dessus de sa tête.
— C’est Ventress ! Attrapez-le !
Une détonation retentit dans la clairière, les échos se répercutèrent parmi le feuillage cassant. Alarmé, Ventress s’accroupit sur les marches du pavillon scruta les fenêtres fermées. À l’orée de la clairière, 50 mètres derrière lui, apparut un homme blond de haute taille vêtu d’une veste de cuir noir, le propriétaire de la mine, Thorensen. Revolver au poing, il courut vers la gloriette, s’arrêta brusquement pour tirer encore sur Ventress et le grondement de l’explosion retentit dans toute la clairière. Derrière le Dr Sanders le lacis de cristal des mousses retombant des arbres devint opaque puis s’effondra comme les murs d’une galerie des glaces.
La porte de derrière du pavillon s’ouvrit. Un Africain nu, sa jambe gauche, le côté gauche de son torse et de sa taille dans le plâtre, sortit sur la véranda, un fusil à la main. Se mouvant avec difficulté, il s’appuya contre un pilier puis tira sur Ventress toujours accroupi sur les marches.
Ventress descendit d’un bond de la véranda et détala comme un lièvre à travers la rivière, presque courbé en deux, sautant par-dessus les petites failles de la surface. Avec un dernier regard en arrière, son maigre visage barbu déformé par la peur, il courut vers les arbres et Thorensen, plus corpulent, se laissa distancer.
Soudain, au moment où Ventress atteignait la courbe du ruisseau à l’endroit où il s’élargissait en approchant de la rivière, un mulâtre au crâne rasé sortit de sa cachette au milieu des hautes feuilles des plantes des marais poussant tels des éventails d’argent au bord de la berge. Son immense corps noir aux contours cernés de gel se dessinait sur le fond de forêt environnante. Il bondit comme un taureau prêt à enfoncer ses cornes dans un matador en fuite. Ventress passa à quelques pas de lui, le mulâtre lança le bras en avant et jeta un filet d’acier qui retomba sur la tête du petit homme. Il perdit l’équilibre, fit un pas de côté, tomba, glissa sur 10 mètres de surface gelée, leva son visage alarmé, emprisonné derrière les mailles.
Avec un grognement de satisfaction le mulâtre tira de sa ceinture un long poignard et s’avança lourdement vers le petit homme étendu gisant devant lui comme une volaille troussée. Ventress donna des coups de pied dans le filet, tenta d’en dégager son fusil de chasse. À dix pieds de lui, le mulâtre fendit l’air de son poignard à titre d’essai puis courut pour donner le coup de grâce.
— Thorensen, rappelez-le ! cria Sanders. La rapidité avec laquelle tout cela s’était passé avait cloué Sanders sur place à l’orée de la clairière. Les oreilles encore assourdies par les détonations, il cria de nouveau quelque chose à Thorensen, qui attendait, bras ballants, au pied des marches du pavillon. Son long visage était à demi détourné comme s’il préférait ne point prendre part au dénouement.
Читать дальше