Ventress sauta par-dessus la barricade et entra dans le salon, se faufila entre les canapés et les fauteuils trop capitonnés. Comme sa proie disparaissait entre les arbres, Ventress atteignit les fenêtres, rechargea son fusil avec des balles qu’il prit dans sa poche et tira un dernier coup à travers la pelouse.
Il pointa le canon sur Sanders quand ce dernier passa par-dessus le porte-habits pour entrer dans la pièce.
— Ça va, docteur, ils ont filé ? Ventress respirait rapidement, ses maigres épaules agitées par un excès d’énergie nerveuse. Qu’y a-t-il ? Il ne vous a pas touché ?
Sanders alla vers lui, écarta le canon du fusil toujours pointé sur lui et regarda fixement le visage osseux aux yeux surexcités de l’homme barbu.
— Ventress ! Vous saviez qu’ils étaient là ! Vous vous êtes vraiment servi de moi comme appât !
Il s’arrêta de parler, Ventress ne faisait aucune attention à lui ; près de la porte-fenêtre, il continuait à guetter, regardant à droite, à gauche. Sanders se détourna, soudain détendu, calme plutôt que fatigué. Il remarqua les joyaux étincelant par terre.
— Vous me disiez que Thorensen ne s’intéressait pas aux pierres précieuses.
Ventress tourna la tête, observa Sanders, puis le sol sous le coffre-fort. Il laissa presque tomber son fusil, se pencha, se mit à toucher les pierres, comme intrigué de les trouver là. Distraitement il en mit quelques-unes dans sa poche, puis finalement les ramassa toutes, et revint vers la fenêtre.
— Vous ne vous êtes pas trompé, Sanders, fit-il d’une voix sans expression, mais, croyez-moi, je pensais aussi à votre sécurité. Sortons d’ici, finit-il d’un ton sec.
En traversant la pelouse, Ventress s’attarda un instant derrière Sanders, pour la deuxième fois. Sanders s’arrêta, jeta un regard en arrière sur la maison qui se dressait derrière eux parmi les arbres comme un gâteau de mariage géant. Ventress contemplait des pierres précieuses dans le creux de sa main. Les étincelants saphirs glissèrent entre ses doigts, tombèrent derrière lui sur l’herbe scintillante de sequins, illuminant ses empreintes quand il pénétra sous les sombres voûtes de la forêt.
Ils suivirent pendant une heure la rivière fossilisée. Ventress marchait en tête, fusil en main, d’un pas vif et assuré, alors que Sanders boitillait derrière. De temps en temps ils passaient à côté d’un canot enchâssé dans la croûte de cristal, ou un crocodile vitrifié se soulevait, grimaçait silencieusement, la gueule pleine de joyaux, remuait dans sa faille de verre colorée.
Ventress guettait toujours l’apparition éventuelle de Thorensen. Lequel des deux poursuivait l’autre, Sanders ne put le découvrir, non plus que l’objet de leur lutte sanglante. Bien que Thorensen l’eût deux fois attaqué, Ventress paraissait presque l’encourager à continuer, s’offrant délibérément au danger, comme s’il tentait de prendre au piège le propriétaire des mines.
— Ne pouvons-nous retourner à Mont Royal ? hurla le Dr Sanders, éveillant des échos sous les voûtes. Nous nous enfonçons dans la forêt.
— Le chemin de la ville est coupé, mon cher Sanders. Mais ne vous inquiétez pas, je vous y amènerai en temps utile. Ventress franchit agilement une fissure à la surface de la rivière. Sous la masse de cristaux qui se dissolvaient, un mince filet d’eau ruisselait dans un profond chenal.
L’homme au complet blanc montrant toujours le chemin, ils pénétrèrent plus avant dans la forêt. Parfois ils tournaient en rond, comme si Ventress se familiarisait avec la topographie de ce monde crépusculaire. Chaque fois que le Dr Sanders s’asseyait pour se reposer sur l’un des troncs d’arbres vitrifiés et secouait les cristaux se formant sur ses semelles en dépit de leur marche constante, Ventress l’attendait impatiemment, l’observait avec l’air de se demander s’il allait l’abandonner à la forêt. L’air était toujours glacé et les ombres denses les cernaient, ou se déployaient autour d’eux.
Comme ils se dirigeaient vers le cœur de la forêt, laissant derrière eux la rivière dans l’espoir de rejoindre le fleuve un peu plus bas, ils retrouvèrent l’épave de l’hélicoptère qui s’était écrasé dans les bois un peu plus tôt.
Quand ils passèrent à côté de l’engin gisant comme un fossile blasonné dans un creux à la gauche du chemin, le Dr Sanders ne le reconnut pas. Ventress s’arrêta. L’air sombre, il montra l’énorme machine et Sanders se rappela l’hélicoptère plongeant dans la forêt à 800 mètres de la zone d’inspection. Les quatre pales tordues, gelées et nervurées comme les ailes d’une mouche géante, étaient déjà recouvertes par les treillis de cristal tombant des arbres proches. Le fuselage à demi enfoncé dans le sol s’était épanoui en un énorme joyau translucide et dans ses profondeurs solides, comme chevaliers emblématiques enchâssés dans une bague de pierre médiévale, les deux pilotes étaient assis pétrifiés devant le tableau de bord. Leurs casques d’argent émettaient une fontaine de lumière sans fin.
— Trop tard pour leur venir en aide. Un rictus de douleur tordit la bouche de Ventress. Il détourna le visage et s’éloigna. Venez, Sanders, ou vous serez bientôt comme eux, la forêt change constamment.
— Attendez ! Sanders grimpa sur les broussailles fossilisées, écartant d’un coup de pied des morceaux de feuillage vitrifié. Il fit le tour du dôme du cockpit. Ventress, il y a un homme ici !
Ils descendirent tous les deux au fond du cratère sous l’arrière de l’hélicoptère. Étendu sur les racines serpentines d’un chêne géant à travers lesquelles il avait essayé de se traîner, se trouvait le corps d’un homme en uniforme. Sa poitrine et ses épaules étaient couvertes d’une énorme cuirasse de plaques gemmées, ses bras gainés du même gantelet de prismes recuits que Sanders avait vu sur le noyé de Port Matarre.
— Ventress ! C’est le capitaine Radek ! Sanders observa le képi couvrant la tête de l’homme, à présent un immense saphir sculpté en la forme d’un casque de conquistador. Réfractés à travers les prismes, efflorescences du visage de l’homme, ses traits paraissaient se recouvrir les uns les autres dans une douzaine de plans différents, mais le Dr Sanders pouvait encore reconnaître le visage au menton mou du capitaine Radek, le médecin militaire qui l’avait emmené pour la première fois dans la zone d’inspection. Radek était revenu sur ses pas, après tout, chercher sans doute Sanders, quand il ne l’avait pas vu ressortir de la forêt. À sa place, il avait trouvé les deux pilotes dans l’hélicoptère.
Des arcs-en-ciel luisaient dans les yeux du mort.
— Ventress ! Sanders se rappela le noyé de Port Matarre. Il appuya fortement la main sur le plastron de cristal, essayant de déceler quelque trace de chaleur à l’intérieur. Il est encore vivant là-dedans. Aidez-moi à le sortir de là.
Ventress se redressa au-dessus du corps étincelant et hocha la tête.
— Je le connais ! hurla alors Sanders.
— Docteur, vous perdez votre temps, fit Ventress, serrant son fusil, et il grimpa hors du trou. Secouant la tête, ses yeux inquiets regardaient les arbres autour de lui. Laissez-le ici. Il a trouvé la paix.
Sanders à cheval sur le corps cristallin, tenta de le soulever. Son poids était énorme, il put à peine bouger un bras. Une partie de la tête et de l’épaule et tout le bras droit s’étaient soudés, comme du métal fondu, aux excroissances de cristal à la base d’un chêne. Comme Sanders commençait à donner des coups de pied aux racines tordues, essayant de libérer le corps, Ventress hurla pour l’en empêcher. Mais avec un dernier effort, Sanders réussit à arracher le corps à leur étreinte et, de la gaine de cristal, se détachèrent plusieurs éclats du visage et des épaules.
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