Le Dr Sanders voulut se lever mais Ventress lui fit signe de rester assis.
— Reposez-vous, docteur. Nous sommes là pour un bon moment. Sa voix était devenue plus dure et le poli de l’humour en était absent. Il détourna les yeux du canon de son fusil. Quand avez-vous vu Thorensen pour la dernière fois ?
— Le propriétaire de la mine ? Sanders fit un geste vers la fenêtre. Quand nous avons couru à la recherche de l’hélicoptère. Vous voulez le rencontrer ?
— En un sens, oui. Que faisait-il ?
Le Dr Sanders remonta le col de sa veste, épousseta les fines aiguilles de gel qui en couvraient l’étoffe.
— Il tournait en rond comme nous tous, complètement perdu.
— Perdu ? Ventress eut un reniflement de mépris. Il est malin comme un singe. Il connaît tous les coins et recoins de cette forêt comme sa poche.
Sanders se leva enfin et s’approcha de la fenêtre mais Ventress eut un mouvement d’impatience et lui fit signe de s’éloigner.
— Ne venez pas près de la fenêtre, docteur. Et avec un bref éclair de son ancien humour, il ajouta : « Je ne veux pas encore vous utiliser comme appât ! »
Sans tenir compte de cet avertissement, Sanders jeta un coup d’œil sur la pelouse. Comme des traces de pas dans l’herbe couverte de rosée, les empreintes sombres de ses chaussures traversaient la surface de sequins luisants et se fondaient dans la pente vert pâle au fur et à mesure que continuait le processus de cristallisation. Bien que la principale vague d’activité se fût éloignée, la forêt se vitrifiait toujours. Le silence absolu des arbres-joyaux paraissait confirmer que la zone touchée s’était bien des fois multipliée. Un calme gelé s’étendait aussi loin qu’on pût voir, comme si Ventress et lui étaient perdus au cœur des grottes d’un immense glacier. Pour souligner encore la proximité du soleil tout avait la même couronne de lumière. La forêt était un immense labyrinthe de cavernes de glace, fermées au reste du monde et éclairées par des lampes souterraines.
Ventress se détendit un instant, posa un pied sur le rebord de la fenêtre et observa Sanders.
— Un long voyage, docteur, mais qui valait la peine d’être fait ?
— Il n’est pas fini, fit Sanders en haussant les épaules. Et de loin. Il faut encore que je retrouve mes amis. Pourtant, je suis d’accord avec vous, c’est une extraordinaire expérience. Il y a quelque chose de revivifiant dans la forêt. Est-ce que vous aussi… ?
— Bien sûr, docteur. Ventress se retourna vers la fenêtre, fit taire Sanders d’un geste de la main. La gelée scintillait sur les épaules de son complet blanc en un faible palimpseste de couleurs. Il scruta la végétation de cristal le long de la rivière. Après une pause, il continua : « Mon cher Sanders, vous n’êtes pas le seul à sentir ces choses, je vous l’assure. »
— Vous étiez déjà venu ici ?
— Vous voulez dire, est-ce du déjà vu ? Ventress jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Ses traits fins étaient presque cachés par la barbe.
— Non, dit Sanders après avoir hésité. Êtes-vous vraiment déjà venu ?
— Nous sommes tous déjà venus, fit Ventress, ignorant la dernière phrase du médecin. Tout le monde s’en apercevra bientôt — s’il en a le temps. Il prononça le mot avec une de ses inflexions particulières, le faisant traîner comme sonne un glas. Il écouta les derniers échos se répercuter entre les murs de cristal comme un requiem de plus en plus lointain. Cependant, docteur, je sens que c’est là quelque chose dont nous allons tous bientôt manquer. Qu’en pensez-vous ?
Le Dr Sanders tenta de ramener un peu de chaleur dans ses mains en les massant. Ses doigts lui parurent secs, fragiles, sans chair et il regarda la cheminée vide derrière lui se demandant si cette alcôve décorée, gardée de chaque côté par un grand dauphin doré, avait un conduit à fumée. Pourtant, en dépit de l’air froid dans la maison, il se sentait moins glacé que revigoré.
— Notre temps va s’épuiser ? demanda-t-il. Je n’y ai pas encore réfléchi. Quelle est votre explication ?
— N’est-ce point évident, docteur ? Est-ce que votre propre « spécialité », l’aspect sombre du soleil que nous voyons ici autour de nous, ne vous fournit pas un indice ? La lèpre, comme le cancer, est certainement et par-dessus tout une maladie du temps, le résultat d’une « surextension » de soi-même à travers ce véhicule particulier ?
Le Dr Sanders hochait la tête pendant que parlait Ventress, voyait son visage squelettique prendre vie en discutant de cet élément qu’il paraissait, superficiellement au moins, mépriser.
— C’est une théorie, fit-il quand Ventress eut fini. — Mais pas — pas assez scientifique ? Ventress rejeta la tête en arrière et d’une voix plus haute se mit à déclamer : « Considérez les virus, docteur, avec leur structure cristalline, ni animés, ni inanimés, et leur immunité contre le temps ! Il balaya le rebord de la fenêtre de la main et ramassa une poignée de grains hyalins puis les envoya rouler sur le sol comme des billes écrasées. Vous et moi serons bientôt comme eux Sanders, et le reste du monde aussi. Ni vivants, ni morts ! »
À la fin de sa tirade, Ventress se retourna vers la fenêtre et recommença à scruter la forêt. Un muscle s’agitait nerveusement dans sa joue gauche, comme un éclair lointain marque la fin de l’orage.
— Pourquoi cherchez-vous Thorensen ? Vous voulez sa mine de diamants ?
— Ne dites pas de sottises ! Ventress lança un juron. C’est le dernier de mes soucis, les pierres précieuses ne sont pas rares dans la forêt, docteur. D’un geste méprisant, il gratta un morceau de cristal sur l’étoffe de son complet. Si vous le désirez, je peux vous cueillir un collier de Régents.
— Que faites-vous ici ? demanda calmement Sanders. Dans cette maison ?
— Thorensen habite ici.
— Quoi ? Incrédule, Sanders examina de nouveau les meubles surchargés d’ornements, les miroirs aux cadres dorés, pensant à l’homme corpulent en complet bleu au volant de la Chrysler cabossée. Je ne l’ai vu qu’un moment, mais cela ne lui ressemble guère.
— Précisément. Je n’ai jamais vu un tel mauvais goût. Ventress hocha la tête. Et croyez-moi, comme architecte, j’en ai vu ! Toute la maison n’est qu’une pathétique plaisanterie. Il montra l’un des divans de marqueterie avec un chevet en spirale qui s’était transformé en une brillante parodie d’un cartouche rococo, la volute se tordant comme les cornes trop longues d’une chèvre. Louis XIX, peut-être ?
Emporté par ses sarcasmes contre l’absent, Ventress avait tourné le dos à la fenêtre. Sanders regarda derrière lui et vit le crocodile pris au piège dans la rivière se soulever sur ses faibles pattes, comme s’il cherchait à mordre un passant. Interrompant Ventress, Sanders le montra du doigt, mais une voix le devança.
— Ventress !
Le cri, un cri de colère et de défi, venait d’un massif d’arbustes de cristal, à gauche, à la limite de la pelouse. Une seconde plus tard un coup retentit dans l’air froid. Ventress se retourna, repoussa Sanders d’une main, la balle s’écrasa dans le plafond au-dessus de leur tête et fit tomber un énorme morceau de lattis gelé qui vola en éclats autour de leurs pieds sur une masse d’aiguilles aplaties. Ventress eut un mouvement de recul puis tira aveuglément dans le massif d’arbustes. Les détonations éveillèrent des échos dans les arbres pétrifiés, qui tremblèrent et laissèrent tomber leurs cristaux d’éclatantes couleurs.
— Baissez-vous ! Ventress s’aplatit au sol et rampa jusqu’à l’autre fenêtre, puis fit passer le canon de son fusil à travers les vitres couvertes de gelée. Après un premier instant de stupéfaction et de panique, il avait retrouvé ses esprits et parut même heureux de se voir offrir cette chance d’une confrontation. Il examina le jardin, puis se releva quand les craquements d’un arbre à quelque distance parurent indiquer la retraite de leur assaillant caché. Il se dirigea alors vers Sanders, debout, le dos au mur, près de la fenêtre.
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