C’est peut-être notre unique accomplissement comme seigneurs de la création que d’avoir séparé le temps de l’espace. Nous seuls avons donné à chacun une valeur séparée, une mesure distincte et propre qui à présent nous définissent et nous lient comme la longueur et la largeur d’un cercueil. Résoudre à nouveau cette séparation est le but essentiel de la physique comme vous et moi l’avons vu, Paul, dans nos travaux sur le virus, avec son existence semi-cristalline, semi-animée, à demi dans notre courant du temps, à demi hors de lui, comme l’intersectant à un certain angle ; et je pense souvent que lorsque nous examinions au microscope les tissus de ces pauvres lépreux à l’hôpital, nous contemplions une minuscule réplique du monde que je devais découvrir plus tard dans la forêt, sur les pentes de la montagne, près de Mont Royal.
Cependant, tous ces efforts tardifs ont pris fin. Tandis que je vous écris, dans le calme de l’hôtel Europe désert, à Port Matarre, j’ai sous les yeux un article dans un Paris-Soir vieux de deux semaines (Louise Péret, la jeune Française qui est avec moi ici fait de son mieux pour veiller sur les désirs capricieux de votre ancien assistant et m’avait caché ce journal pendant une semaine). Je lis donc que toute la péninsule de Floride, aux Etats-Unis, à l’exception d’une seule autoroute vers Tampa, a été coupée du reste du monde, et qu’à cette date quelque trois millions des habitants de l’État ont été installés dans d’autres parties du pays.
Mais à part la perte de valeur subie, estime-t-on, par les propriétés et le manque à gagner des hôtels (« Oh, Miami », ne puis-je m’empêcher de me dire, « ville de mille cathédrales sous un soleil d’arc-en-ciel ! »), la nouvelle de cette extraordinaire migration humaine n’a provoqué que peu de commentaires. L’optimisme inné de l’humanité et notre conviction que nous pouvons survivre à tout déluge et tout cataclysme sont tels, que la plupart d’entre nous, assurés qu’on trouvera quelque moyen de parer à la crise quand elle se produira, oublient avec un haussement d’épaules les événements d’importance capitale de la Floride.
Et pourtant, Paul, il me semble à présent évident que la crise réelle est passée depuis longtemps. Cachée dans la dernière page de ce même numéro de Paris-Soir se trouve une brève nouvelle : les observateurs de l’Institut Hubble sur le mont Palomar ont vu une autre « double galaxie ». Un résumé de dix lignes sans commentaire. Ce que cette nouvelle implique est pourtant inéluctable : un nouveau foyer s’est établi quelque part à la surface de la Terre, dans la jungle semée de temples du Cambodge, ou dans les forêts d’ambre hantées des hautes terres du Chili. Il n’y a guère qu’une année pourtant que les astronomes du Mont Palomar ont identifié la première galaxie double dans la constellation d’Andromède, le grand diadème allongé qui est probablement le plus bel objet de l’univers physique, la galaxie M 31. Sans aucun doute ces transfigurations qui se font au hasard de par le monde sont un reflet de lointains processus cosmiques de dimensions et de portées énormes, aperçus pour la première fois dans la spirale d’Andromède.
Nous savons à présent que c’est le temps (« le temps semblable au roi Midas », comme le décrit Ventress) qui est responsable de la transformation. La récente découverte de l’antimatière dans l’univers implique inévitablement la conception de l’anti-temps comme le quatrième côté de ce continuum négativement chargé. Là où antiparticule et particule entrent en collision, elles détruisent leurs propres identités physiques et leurs valeur-temps opposées s’éliminent l’une et l’autre, soustrayant à l’univers un autre quantum de sa réserve totale de temps. Ce sont des décharges au hasard de cette espèce, provoquées par la création d’anti-galaxies dans l’espace qui ont conduit à l’épuisement progressif de la réserve de temps disponible pour la matière de notre propre système solaire.
Tout comme une solution sursaturée se décharge en une masse cristalline, la sursaturation de matière dans notre continuum conduit à son apparition dans une matrice spatiale parallèle. Comme de plus en plus de temps « fuit », le processus de sursaturation continue, les atomes et molécules originels produisant des répliques spatiales d’elles-mêmes, substance sans masse, dans une tentative d’accroître leur prise sur l’existence. Le processus est théoriquement sans fin et il se pourrait éventuellement qu’un seul atome produise un nombre infini de doubles de lui-même et remplisse l’univers entier, duquel simultanément tout temps se sera évanoui, ultime zéro macrocosmique dépassant les rêves les plus insensés de Platon et de Démocrite.
« Une parenthèse : Louise lit ce que j’écris par-dessus mon épaule et m’explique que je peux vous induire en erreur en minimisant les dangers que nous avons tous courus dans la forêt de cristal. Il est certain qu’ils étaient parfaitement réels à l’époque, comme en témoignent tant de morts tragiques ; le premier jour où je fus pris au piège dans la forêt je ne compris rien de tout cela, à part ce que m’en confia Ventress à sa façon ambiguë et incohérente. Mais alors même, quand je m’éloignai du crocodile de pierre précieuse sur la pelouse en pente, et me dirigeai vers l’homme au complet blanc qui me guettait de la fenêtre, son fusil pointé sur ma poitrine… »
Étendu sur un des canapés brodés de verre dans la chambre à coucher du premier étage, Sanders se reposait après sa quête à travers la forêt. En montant l’escalier, il avait glissé sur l’une des marches cristallisées, en avait momentanément perdu le souffle. Debout, en haut de l’escalier, Ventress l’avait regardé se remettre sur ses pieds, les panneaux de glace se brisant en éclats sous ses mains. Le petit visage de Ventress, à la peau tendue tachetée à présent de couleurs comme des veines saillantes, était sans expression. Ses yeux baissés sur Sanders ne montrèrent pas une lueur d’intérêt quand le médecin s’agrippa à la rampe pour retrouver son équilibre. Quand Sanders atteignit enfin le palier, Ventress, d’un geste sec, lui fit signe d’aller vers la chambre et reprit place devant la fenêtre, enfonçant son fusil dans les vitres brisées.
Le Dr Sanders fit tomber la gelée de son costume, ôta les éclats de cristal enfoncés comme des aiguilles dans sa main. Dans la maison l’air était froid, immobile, mais comme l’orage se calmait, s’éloignait à travers la forêt, le processus de vitrification parut diminuer d’intensité. Dans la pièce à haut plafond, tout avait été transformé par le gel. Plusieurs vitres brisées avaient fusionné sur le parquet et les dessins persans raffinés nageaient sous la surface comme les fleurs de quelque bassin parfumé dans les Mille et Une Nuits. Tous les meubles étaient recouverts de la même gaine glacée, les pieds et les bras des fauteuils à dos droit contre le mur étaient embellis d’hélices et de volutes exquises. Les meubles en faux Louis XV avaient été transformés en énormes morceaux de bonbons opalescents dont les multiples reflets brillaient comme de géantes chimères dans les murs de cristal taillé.
Par la porte au fond, le Dr Sanders vit un petit cabinet de toilette. Il se dit qu’il devait se trouver dans la chambre principale d’une résidence officielle qu’on gardait pour les dignitaires du gouvernement en visite ou le président d’une des compagnies minières. Bien que somptueusement meublée — tout venait droit des pages d’un catalogue d’un grand magasin de Paris ou de Londres — la pièce était vide de tout objet personnel. Pour on ne savait quelle raison le grand lit à deux places, un lit à colonnes, pensa Sanders, à en juger par les taches au plafond, avait été enlevé, et les autres meubles repoussés d’un seul côté par Ventress. Ce dernier était toujours debout devant la fenêtre ouverte, regardant la rivière où gisaient embaumés le crocodile et le bateau gemmé. Sa barbe clairsemée lui donnait un air fiévreux, hagard. À demi penché sur son fusil, il se pressa contre la fenêtre, sans se soucier des morceaux de la gaine de cristal qu’il fit tomber du lourd rideau de brocart.
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