Baley s’arrêta sur le pas de la porte :
— Ne suis-je pas trop près ainsi, Gladïa ?
Sa respiration était faible mais précipitée :
— J’avais oublié ce que c’était vraiment, dit-elle. C’est exactement comme par stéréovision, n’est-ce pas ? Je veux dire si vous ne vous mettez pas en tête que c’est une personne que vous avez en face de vous, et non plus une image.
— Pour moi, c’est quelque chose de tout à fait habituel.
— Oui, sur Terre, bien sûr… (Elle ferma les yeux.) Quelquefois j’essaye de me l’imaginer. Simplement des foules de gens, partout. Vous marchez sur une route et vous avez d’autres personnes qui vont dans le même sens et d’autres encore qui viennent en sens inverse. Des douzaines.
— Des centaines de gens, corrigea Baley. Avez-vous déjà visionné des scènes prises sur la Terre et microfilmées ? Ou bien un roman qui se déroulait dans un décor terrestre ?
— Nous n’en avons pas beaucoup dans ce genre, mais j’ai visionné des microfilms qui se passaient sur d’autres Mondes Extérieurs, où les gens vivent en contact physique permanent. Mais, dans un roman, ce n’est pas comme dans la réalité. Cela ressemble tout bonnement à de la multi-stéréovision.
— Et dans les romans, est-ce que les gens s’embrassent ?
Elle rougit, avec une gêne marquée :
— Je ne m’occupe pas de ce genre de littérature.
— Jamais ?
— Eh bien, oh, il y a toujours quelques microfilms pornos, vous savez, et il m’est arrivé, oh, par simple curiosité… Mais c’est vraiment écœurant.
— Ah oui ?
Avec une animation soudaine, elle reprit :
— Mais la Terre, c’est tellement différent. Il y a tant de gens. Quand vous vous promenez, Elijah, je suppose qu’il vous arrive de… de toucher d’autres personnes. Je veux dire par accident, sans le faire exprès.
Baley eut un demi-sourire.
— Il arrive même que, sans le faire exprès, on envoie des gens par terre.
Il eut une pensée émue pour les foules, dans les express, se bousculant, se cognant, courant çà et là, sur les tapis roulants, et inévitablement, pendant un instant, il fut en proie aux affres de la nostalgie.
— Vous n’avez pas besoin de rester planté là, dit Gladïa.
— Mais cela ne va-t-il pas vous gêner si je me rapproche ?
— Non, je ne le pense pas. Je vous dirai quand je trouverai que vous êtes assez près.
En mesurant ses pas, Baley se rapprocha, tandis que Gladïa le regardait, les yeux écarquillés.
Elle dit brusquement :
— Voudriez-vous voir quelques-unes de mes œuvres en plasto-color ?
Baley était à deux mètres d’elle. Il s’arrêta net et la regarda. Elle semblait si menue, si frêle. Il essaya de se la représenter, tenant quelque chose dans sa main (mais quoi, vraiment ?) et frappant furieusement le crâne de son mari. Il essaya de se l’imaginer, folle de rage, en proie à une fureur homicide, sous l’effet de la colère.
Il dut reconnaître en son for intérieur qu’il y arrivait. Même une petite bonne femme de cinquante kilos pouvait fracasser un crâne si elle tenait une arme appropriée et était suffisamment hors d’elle-même. Et Baley avait connu des meurtrières (sur Terre bien sûr) qui, dans leur état normal, étaient aussi inoffensives que des agneaux.
— Qu’est-ce que c’est ce plasto-colorisme, Gladïa ? demanda-t-il.
— Des formes esthétiques, répondit-elle.
Baley se souvint de ce qu’avait dit Leebig à propos des œuvres de Gladïa. Il acquiesça :
— Oui, j’aimerais bien en voir quelques-unes.
— Eh bien, suivez-moi alors.
Baley conserva les deux mètres de distance qui les séparaient. Après tout, ce n’était jamais que le tiers de ce que Klorissa avait exigé.
Ils entrèrent dans une pièce qui rutilait de lumière : elle brillait de mille feux, dans toutes les directions, déployant le spectre de l’arc-en-ciel.
Gladïa avait un air satisfait de propriétaire. Elle se retourna vers Baley, quêtant son appréciation du regard.
La réponse de Baley dut correspondre à ce qu’elle espérait, bien qu’il n’eût dit mot. Il pivota lentement sur lui-même, essayant de comprendre ce que ses yeux voyaient, car ce n’était que purs jeux de lumière, sans objet matériel.
Les émanations lumineuses reposaient sur de vastes socles. C’était de la géométrie animée, des « mobiles » faits de lignes et de courbes de couleurs pures, se fondant en un tout bariolé, mais conservant cependant des identités distinctes. Il n’y avait pas la plus vague ressemblance entre deux spécimens.
Baley chercha ses mots et, n’arrivant pas à s’exprimer, se contenta de dire :
— Est-ce prévu pour avoir une signification quelconque ?
L’agréable contralto de Gladïa s’enfla de rire :
— Aucune autre signification que celle que vous voulez bien lui accorder. Ce ne sont que des jeux de lumière qui évoquent la colère, le bonheur, la surprise ou n’importe quel sentiment que j’éprouvais lorsque je les ai créés. Je pourrais fabriquer un lieu de lumière spécialement pour vous, une sorte de portrait si vous voulez. Mais je crains qu’il ne soit pas très bon, cependant, car je devrais improviser sous l’impulsion du moment.
— Vraiment ? Mais ce serait très intéressant.
— Comme vous voudrez, dit-elle, et se précipitant vers une émanation lumineuse, dans un coin de la pièce, elle passa près de lui, presque à le frôler. Elle ne parut pas s’en apercevoir d’ailleurs.
Elle toucha quelque chose sur le socle qui soutenait le « mobile » de lumière et toute la splendeur éthérée des couleurs s’évanouit sans vaciller.
— Oh, ne faites pas ça ! s’écria Baley, haletant de surprise.
— Bah, ce n’est rien. J’en étais fatiguée, de toute façon. Pour les autres, je vais me contenter de les atténuer pour que leur éclat ne vienne pas me troubler.
Elle ouvrit une porte dissimulée dans la paroi et déplaça un rhéostat. Aussitôt les couleurs pâlirent jusqu’à devenir presque invisibles.
— Vous n’avez pas un robot pour le faire à votre place ? demanda Baley. Un robot pour manier les commandes.
— Chut, allons ! dit-elle avec une certaine impatience. Je ne veux aucun robot dans cette pièce. C’est mon petit domaine à moi.
Elle le regarda et fronça les sourcils.
— Je ne vous connais pas assez. C’est là où gît la difficulté.
Elle ne regardait pas le socle, mais ses doigts reposaient légèrement sur la surface polie de la plaque supérieure. Ses dix doigts étaient crispés dans l’attente.
Elle déplaça un doigt, décrivant un demi-cercle au-dessus de la plaque polie. Un segment d’une lumière jaune soutenu grandit et se plaça à l’oblique, au-dessus du socle. Le doigt recula imperceptiblement et la lumière prit une teinte légèrement moins accentuée.
Elle la contempla alors un instant.
— Je crois que ça y est. Une espèce de puissance, mais sans lourdeur.
— Jehoshaphat ! dit Baley.
— Vous aurais-je offensé ?
Ses doigts se relevèrent et la flèche oblique de lumière dorée demeura immobile et solitaire.
— Oh non, pas du tout. Mais qu’est-ce que c’est ? Comment réalisez-vous cela ?
— C’est assez difficile à expliquer, dit Gladïa en considérant le socle d’un air méditatif, d’autant plus que je ne le comprends pas très bien moi-même. A ce que l’on me dit, c’est une sorte d’illusion d’optique. Nous érigeons des champs de force à différents niveaux énergétiques. En fait, ce sont des proliférations de l’hyperespace, qui n’ont aucune des propriétés de l’espace normal. Selon leur niveau énergétique, l’œil humain aperçoit des lumières de plusieurs teintes. Je contrôle formes et couleurs par la chaleur de mes doigts, touchant des endroits précis du socle. Il y a tout un réseau de relais à l’intérieur du socle.
Читать дальше