— Tout dépend du parfum qu’elle emploie, répondit Baley avec une sereine indifférence.
— Imaginez que vous êtes assez près pour le sentir. Je ne me mets pas de parfum, parce qu’il n’y a jamais personne assez près pour l’apprécier, sauf aujourd’hui. Mais, j’y pense, vous respirez souvent des parfums, vous en respirez même tout le temps. Sur la Terre, votre femme est toujours avec vous, n’est-ce pas ? (Elle restait les yeux baissés, s’intéressait à la fleur, en fronçant les sourcils, tout en la mettant soigneusement en menus morceaux.)
— Ma femme n’est pas toujours avec moi, dit Baley. Pas à chaque instant.
— Mais la plupart du temps, oui ? Et chaque fois qu’il vous prend envie de…
Brusquement, Baley changea de sujet :
— Pourquoi le Dr Leebig essayait-il de vous faire comprendre la Robotique ? En avez-vous idée ?
La fleur effeuillée ne comportait plus que la tige et le renflement interne. Gladïa la fit tourner entre ses doigts, puis la jeta dans le bassin : elle flotta un instant à la surface de l’eau.
— Je pense qu’il désirait me prendre comme aide, dit-elle finalement.
— Il vous l’a dit lui-même, Gladïa ?
— En quelque sorte, oui, vers la fin. Je pense qu’il s’impatientait. De toute façon, il me demanda si je ne trouverais pas intéressant de travailler sur des robots. Bien sûr que non, lui ai-je répondu : je ne saurais trouver travail plus ingrat. Alors, il s’est mis en colère, mais vraiment.
— Et, après cela, il n’a plus jamais fait de promenade avec vous ?
— Vous savez, dit-elle, je crois que vous avez bien mis le doigt dessus. Je suppose que je l’ai froissé dans ses espérances. Mais, vraiment, que vouliez-vous que j’y fasse ?
Mais c’est avant cette période que vous lui aviez déjà parlé de vos disputes avec le Dr Delmarre ?
Elle serra les poings et les tint crispés en une sorte de spasme. Son corps conserva la même position rigide, la tête penchée légèrement sur le côté. Sa voix prit une tonalité suraiguë :
— Quelles disputes ?
— Vos disputes avec votre époux. J’ai cru comprendre que vous le détestiez.
Son visage était crispé et marbré lorsqu’elle le fixa d’un regard glacé :
— Qui vous a raconté ça ? Jothan ?
— Oui. Le Dr Leebig m’en a parlé. Mais je pense que c’est vrai.
Cette dernière phrase la secoua visiblement.
— Vous êtes toujours à vouloir prouver que c’est moi qui ai tué. Dans mon esprit, je croyais parler à un ami et je parle à un… à un flic.
Elle leva les deux poings. Baley attendait.
— Vous savez bien que vous ne pouvez pas me toucher, dit-il.
Ses mains retombèrent et elle se mit à pleurer silencieusement. Elle détourna la tête.
Baley pencha la tête de côté et ferma les yeux pour se soustraire à l’influence gênante des ombres démesurément allongées.
— Le Dr Delmarre n’était pas un homme particulièrement affectueux, n’est-ce pas ? reprit-il.
D’une voix étranglée, elle se contenta de répondre :
— C’était un homme très occupé.
— Mais vous, continua Baley, tout au contraire, vous avez une nature très affectueuse. Vous trouvez l’homme un personnage très intéressant. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Je n’y puis rien. Je le sais bien que c’est ré… répugnant, mais c’est plus fort que moi. C’est même répugnant d’en… d’en parler.
— Néanmoins, vous en avez parlé avec le Dr Leebig, non ?
— Il fallait bien que j’en parle. Jothan était là ; ces conversations ne semblaient pas le gêner et j’étais tellement mieux après en avoir parlé.
— Est-ce là le motif de vos disputes avec votre mari ? Etait-ce parce que le Dr Delmarre était froid, peu sentimental et que son attitude vous froissait ?
— Oh ! même, parfois, je le détestais. (Elle haussa les épaules dans un geste de lassitude.) C’était tout simplement un bon Solarien, et notre mariage ne devait pas comporter d’en… d’enf… et elle fondit en sanglots.
Baley attendit. Il était glacé jusqu’aux os et l’air libre l’oppressait beaucoup. Lorsque les sanglots de Gladïa eurent diminué d’intensité, il demanda, aussi doucement que possible :
— Est-ce que vous l’avez tué, Gladïa ?
— N… Non. (Puis, brusquement, comme si toute sa résistance s’était effritée :) Mais je ne vous ai pas tout dit.
— Eh bien, dites-le-moi maintenant, je vous prie.
— Nous étions encore en train de nous disputer, cette fois-là, la fois où il est mort. Toujours la même dispute éternelle. Je tempêtais après lui, mais jamais il ne me répondait en criant, lui aussi. C’est tout juste même s’il disait quelque chose, ce qui ne faisait que m’exaspérer. J’étais dans une colère, une de ces colères… Je ne me souviens de rien, ensuite…
— Jehoshaphat ! (Baley vacilla légèrement et chercha des yeux le soutien neutre de la pierre du banc.) Que diable voulez-vous dire par là ? Vous ne vous rappelez rien ?
— Je veux dire qu’il était mort, que moi je criais, que les robots sont venus…
— L’avez-vous tué ?
— Je ne m’en souviens pas, Elijah. Je m’en souviendrais si je l’avais tué, non ? Mais je ne me souviens plus de rien, non plus, j’ai eu si peur… Aidez-moi, aidez-moi, Elijah, je vous en supplie.
— Bon, ne vous tracassez pas, Gladïa, je vous aiderai.
L’esprit en désarroi, Baley s’accrochait désespérément. L’arme du crime, qu’était-elle devenue ? On avait dû l’enlever. Si c’était le cas, seul le meurtrier avait pu le faire. Etant donné qu’on avait trouvé Gladïa inconsciente, immédiatement après le meurtre, sur les lieux mêmes, elle ne pouvait pas avoir commis le meurtre. Le meurtrier avait été quelqu’un d’autre. Qu’importait l’avis de tous les gens de Solaria, obligatoirement, c’était quelqu’un d’autre.
De plus en plus oppressé, Baley pensa : Il faut que je rentre… que je rentre tout de suite…
— Gladïa, commença-t-il.
Et il se retrouva en train de fixer le soleil qui était presque sur l’horizon. Baley avait dû tourner la tête pour le regarder et ses yeux restaient rivés par une fascination morbide. Il ne l’avait jamais vu ainsi : énorme, rougeoyant, mais d’un faible éclat néanmoins, si bien qu’on pouvait le contempler sans être aveuglé et voir les nuages empourprés s’allonger en lignes minces au-dessus de lui. Un nuage même rayait son disque d’une barre sombre.
— Le soleil est si rouge… murmura Baley d’une voix pâteuse.
Il entendit la voix étouffée de Gladïa répondre avec lassitude.
— Il est toujours rouge au coucher, rouge et mourant.
Et une vision gagna l’esprit de Baley. Le soleil descendait sur l’horizon parce que la surface de la planète s’écartait de lui, à deux mille kilomètres heure, tournoyant sous l’éclat nu du soleil, tourbillonnant sans rien pour sauvegarder ces microbes qu’on appelle des hommes qui grouillaient sur sa surface tournoyante, tournoyant à jamais comme une toupie folle, tournoyant, tournoyant…
Sa tête se mit à tournoyer aussi ; le banc de pierre s’inclinait sous lui, le ciel se soulevait, le ciel bleu, bleu sombre. Le soleil avait disparu. Les cimes des arbres, le sol se précipitaient vers lui. Et il y avait le faible cri de Gladïa, et puis un autre bruit.
16
Une solution trop simpliste
Baley prit tout d’abord conscience d’un espace clos ; il n’était plus à l’extérieur, un visage se penchait vers lui.
Il contempla un moment le visage sans le reconnaître. Puis, brusquement : Daneel.
Le visage du robot ne montra aucun signe de soulagement ou de toute autre émotion visible en s’entendant reconnaître. Il dit simplement :
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