— Vous voulez dire que si je mettais mon doigt là… dit Baley en s’avançant.
Gladïa lui laissa la place. Il posa son index hésitant sur la surface du socle et sentit une légère vibration.
— Allez-y, Elijah ! Déplacez votre doigt, dit Gladïa.
Ce que fit Baley, et un zig-zag de lumière d’un gris sale grimpa en dents de scie, coupant la lumière dorée. Baley enleva son doigt comme s’il s’était brûlé et Gladïa éclata d’un rire frais, pour se montrer aussitôt toute contrite.
— Je n’aurais pas dû rire, dit-elle. C’est vraiment très difficile à réaliser, même pour des gens qui ont une longue pratique.
Et sa main se déplaça d’un mouvement léger, mais trop rapide pour que Baley la suive des yeux. La monstruosité qu’il venait de créer disparut, laissant la barre de lumière jaune à sa solitude originelle.
— Mais comment avez-vous appris à réaliser de tels tours de force ? s’étonna Baley.
— J’ai essayé, encore et sans me lasser. C’est un nouvel aspect de l’art, vous le voyez bien, et il n’y a qu’une ou deux personnes à posséder véritablement le tour de…
— Oui, et vous êtes la meilleure dans ce domaine, dit Baley, l’air sombre. Sur Solaria, tous ceux à qui je m’adresse sont uniques dans leur spécialité.
— Mais il n’y a pas de quoi rire ! Certaines de mes œuvres ont été vues. J’ai réalisé des spectacles de lumière.
Elle releva agressivement le menton. Elle était visiblement très fière d’elle-même.
— Laissez-moi continuer votre portrait, reprit-elle.
De nouveau, ses doigts se déplacèrent sur le socle.
Il y avait bien peu de lignes courbes dans la structure luminescente qui se manifestait sous la pression de ses doigts. Tout était à angles aigus, irradié d’un bleu dominant.
— C’est la Terre, en quelque sorte, dit Gladïa en mordillant sa lèvre inférieure. Je m’imagine toujours la Terre bleue. Avec tous ces gens qui se voient, se croisent, se rencontrent. Ce qui se passe avec la stéréovision, je le vois en rose. Et vous, que vous en semble ?
— Jehoshaphat ! Je ne me représente pas les choses sous forme de couleurs.
— Ah oui, vraiment, dit-elle distraitement. Il vous arrive de dire de temps à autre ce mot « Jehoshaphat » ; c’est tout juste une petite bille violette. Une petite bille bien nette, parce qu’elle arrive comme ça, click, sans crier gare.
Et la petite bille se matérialisa, click, luisante, un peu décentrée par rapport à l’ensemble.
— Là, dit-elle. Et maintenant, la touche finale.
Et un cube lisse, terne, d’un gris ardoise, jaillit pour enclore irrémédiablement le tout. Les lumières luisaient toujours à l’intérieur de ce parallélépipède, mais avec moins d’éclat, prisonnières en quelque sorte.
Baley en éprouva une sorte de tristesse, comme si c’était lui qui se trouvait prisonnier à l’intérieur, éloigné de quelque chose qu’il désirait.
— Qu’est-ce donc que ça ? Votre dernière idée ?
— Mais, voyons, les murs qui vous entourent, répondit Gladïa, C’est le principal en vous, ce besoin que vous avez de fuir l’extérieur, de vous réfugier entre les parois. Ici même, vous êtes bien à l’intérieur. Comprenez-vous ?
Baley ne comprenait que trop et n’était pas d’accord.
— Ces parois n’existent pas tout le temps, dit-il. La preuve, je suis sorti à l’extérieur aujourd’hui même.
— Ah oui ! Et qu’est-ce que ça vous a fait ?
Il ne put s’empêcher de lui renvoyer la balle :
— A peu près ce que de m’avoir en face de vous peut vous faire. Ce n’est pas qu’on aime ça, mais enfin c’est supportable.
Elle le regarda d’un air pensif.
— Et maintenant voulez-vous sortir ? Avec moi ? Pour faire un tour.
Le premier mouvement de Baley fut presque de s’exclamer :
— Jehoshaphat ! Non !
Elle continuait :
— Vous savez, je n’ai jamais fait de promenade en la compagnie effective de quelqu’un. Il fait encore jour et le temps est beau.
Baley regarda le portrait non figuratif qu’elle venait de faire de lui, et dit :
— Vous enlèverez ce machin gris, si je sors ?
Elle sourit.
— Tout dépendra de votre comportement.
La sculpture luminescente demeura telle qu’elle était. Ils sortirent de la pièce, la laissant là, retenant emprisonnée l’âme de Baley, dans le gris sale des villes. Baley frissonna légèrement. L’air semblait peser sur lui et la température était fraîche.
— Avez-vous froid ? s’inquiéta Gladïa.
— Ce n’était pas comme cela tout à l’heure, marmonna Baley.
— Le jour s’achève maintenant, mais il ne fait pas vraiment froid. Voulez-vous un manteau ? Un robot peut en apporter un tout de suite.
— Non, ça ira. (Ils s’avançaient sur une étroite allée empierrée :) Est-ce ici où vous aviez coutume de vous promener avec le Dr Leebig ? demanda Baley.
— Non, nous allions au loin, dans les champs, où il arrive qu’on voie quelquefois un robot au travail, mais où l’on peut entendre les bruits des animaux. Néanmoins, aujourd’hui, vous et moi allons rester près de la maison, au cas où…
— Où quoi ?
— Eh bien, au cas où vous voudriez rentrer.
— Ouais. Ou bien au cas où, vous, vous en auriez assez de ma présence.
— Vous ne me gênez pas le moins du monde, dit-elle avec la plus grande insouciance.
On entendait au-dessus le vague murmure des feuilles agitées par le vent. Tout était vert ou jaune. Il y avait, dans l’air, autour d’eux, des pépiements, des jacassements, et, sur le sol, des stridulations continues, et des ombres, des ombres aussi.
Car Baley prenait surtout conscience de ces ombres. Il y en avait une qui s’étirait devant lui, avec des contours humains, et qui se déplaçait comme lui en une imitation grotesque et horrible.
Bien sûr, Baley avait entendu parler des ombres, il n’ignorait pas ce que c’était, en réalité, mais dans la lumière indirecte et tamisée des villes il n’en avait jamais pris réellement conscience.
Derrière lui, il le savait, se dressait le Soleil de Solaria. Il prenait bien soin de ne pas le regarder, mais il savait qu’il était ici, oh oui.
L’espace est vaste, la solitude de l’espace. Pourtant il sentait que l’espace l’attirait à lui. Dans son esprit, il se représentait en train de fouler la surface d’un monde, avec, tout autour de lui, des milliers de kilomètres, et au-dessus de lui… l’immensité de multiples années-lumière.
Pourquoi se complaisait-il dans ces pensées d’isolement ? Il ne voulait pas de la solitude. Il voulait la Terre, la chaleur et la promiscuité des villes, bondées d’humains.
Mais cette image refusait de s’implanter dans son esprit. Il essaya d’évoquer dans sa mémoire New York, avec le bruit, la densité humaine, et s’aperçut qu’il ne pouvait distraire son attention de l’air calme, mais frais et mouvant, de la surface de Solaria.
D’un mouvement quasi involontaire, il se rapprocha de Gladïa, jusqu’à se trouver à moins d’un mètre d’elle. Il s’aperçut alors de son visage surpris.
— Oh ! je vous demande pardon, dit-il aussitôt en s’écartant de nouveau.
Elle reprit bruyamment son souffle :
— Ca va bien. Si nous allions par-là ? Nous avons des parterres de fleurs qui pourraient vous intéresser.
La direction qu’elle indiquait laissait toujours à Baley le soleil dans son dos. Aussi suivit-il en silence.
Gladïa parlait toujours :
— Dans quelques mois, ce sera merveilleux. Quand il fait chaud, je puis courir jusqu’au lac et m’y baigner, ou m’évader à travers champs tout simplement en courant aussi vite que possible, jusqu’au moment où, hors d’haleine, je suis heureuse de m’étendre et de rester tranquille ! (Et, jetant un regard à ses habits :) Mais aujourd’hui, je n’ai pas la tenue voulue pour des distractions de ce genre. Avec tout ce que j’ai sur le dos, je ne puis rien faire d’autre que de marcher paisiblement, vous voyez.
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