— Tout à fait d’accord, répondit Baley. Je ne suis qu’un Terrien. Je ne connais pour ainsi dire rien sur la manière de manier les robots. Ce que j’ai dit, comme je l’ai dit, tout cela n’avait qu’une valeur d’exemple. Un Solarien s’y prendrait certainement d’une façon beaucoup plus subtile et beaucoup plus efficace, j’en suis certain.
Leebig n’avait probablement rien écouté de cette phrase ; il continua, en s’animant à mesure qu’il parlait.
— Si l’on peut ainsi manier un robot de façon qu’il mette un être humain en danger, cela veut dire seulement qu’il nous faut étendre les possibilités du cerveau positronique. Bien sûr, on pourrait dire aussi qu’il faudrait rendre les humains meilleurs. Mais c’est du domaine de l’impossible ; aussi ce seront les robots que nous rendrons insensibles aux ordres des déments.
« Nous progressons sans arrêt. Nos robots sont plus diversifiés, plus spécialisés, plus capables, plus inoffensifs encore qu’il y a un siècle. Dans un siècle d’ici, nous aurons fait d’autres progrès encore plus grands. Pourquoi laisser un robot manier des commandes alors qu’il est possible de brancher directement un cerveau positronique sur le tableau de commandes ? Ceci relève de la spécialisation, certes, mais l’on peut tout aussi bien généraliser. Pourquoi ne pas fabriquer des robots aux membres détachables et interchangeables ? Hein, pourquoi pas ? Si nous devons…
— Etes-vous le seul roboticien sur Solaria ? interrompit Baley.
— Ne dites donc pas d’âneries.
— C’était simplement une question que je posais. Après tout, le Dr Delmarre était bien le seul… ah oui, fœtologue de la planète, mis à part son assistant.
— Solaria compte plus de vingt roboticiens.
— Et c’est vous le meilleur ?
— En effet, C’est moi, rétorqua Leebig, sans la moindre gêne.
— Delmarre travaillait avec vous ?
— Oui.
— J’ai cru comprendre, continua Baley, que dans ses derniers jours il avait l’intention de cesser toute association avec vous.
— Première nouvelle ! Qu’est-ce qui a pu vous mettre ça en tête ?
— J’ai cru comprendre qu’il condamnait votre célibat obstiné.
— C’est possible. C’était un Solarien convaincu. Mais cela n’affectait en rien nos relations de travail.
— Bon. Changeons de sujet. Outre l’étude de nouveaux robots prototypes, fabriquez-vous aussi et réparez-vous des modèles déjà existants ?
— La fabrication et la réparation sont, dans l’ensemble, menées par des robots, répondit Leebig. Sur mon domaine, il existe une importante usine de fabrication et un atelier de réparations.
— A propos, est-ce qu’il faut souvent réparer les robots ?
— Très rarement.
— Est-ce que la réparation des robots relèverait plutôt du bricolage que de la science à proprement parler ?
— Pas le moins du monde, rétorqua Leebig avec hauteur.
— Et qu’est-il advenu du robot qui se trouvait présent lorsque le Dr Delmarre fut assassiné ?
Leebig détourna son regard et ses sourcils se rapprochèrent comme s’il refusait de laisser reparaître, dans son esprit, un souvenir douloureux.
— Il ne valait plus rien du tout.
— Rien du tout ? Il ne pouvait répondre à la moindre question ?
— A aucune. Je vous le dis, il était totalement hors d’usage. Son cerveau positronique avait été complètement brûlé. Il ne restait plus un circuit intact. Réfléchissez : il avait été témoin d’un meurtre auquel il avait été incapable de s’opposer.
— Pourquoi n’avait-il pu s’y opposer, au fait ?
— Qui peut le dire ? Le Dr Delmarre était en train de se livrer à des expériences sur ce robot. J’ignore totalement dans quelle condition mentale il l’avait laissé. Ainsi, par exemple, il pouvait lui avoir ordonné de suspendre toute activité mentale pendant qu’il vérifiait une connexion particulière d’un circuit déterminé. Si quelqu’un, que ni le Dr Delmarre ni le robot n’avaient de raison de soupçonner d’intentions homicides, s’est brusquement livré à des voies de fait, il a pu se passer un intervalle appréciable avant que le robot soit en mesure de mobiliser l’énergie de la Première Loi, pour enfreindre l’ordre d’immobilisation donné par le Dr Delmarre. La durée de cet intervalle dépendrait de la nature de l’attaque et de la manière dont le Dr Delmarre avait ordonné l’immobilisation. Je pourrais vous fournir une douzaine d’autres raisons pour expliquer que le robot ait été dans l’incapacité d’intervenir et d’empêcher ce meurtre.
« Néanmoins, cette incapacité à protéger un humain violait la Première Loi et cela seul a suffi pour brûler tous les circuits positroniques du robot.
— Mais, si le robot était matériellement incapable de prévenir ce meurtre, était-il responsable ? La Première Loi exige-t-elle des choses impossibles à exécuter ?
Leebig haussa les épaules :
— La Première Loi, en dépit de tous vos efforts pour minimiser sa portée, protège l’humanité avec toute l’énergie possible. Elle n’accepte, ni n’excuse, ni n’atténue. Si la Première Loi est enfreinte, le robot est bon pour la ferraille.
— Est-ce une règle universelle, monsieur ?
— Aussi universelle que les robots.
— Bien, alors j’ai appris quelque chose, dit Baley.
— Apprenez donc aussi quelque chose d’autre : c’est que votre théorie de meurtre par une série d’actions de plusieurs robots, dont chacune en elle-même est inoffensive, ne pourra vous aider à résoudre le problème de la mort du Dr Delmarre.
— Ah ! Pourquoi ?
— Sa mort ne fut pas due à un empoisonnement, mais à un écrasement du crâne. Il fallait bien que quelque chose manie cet instrument contondant, et nécessairement c’était une main humaine. Pas un robot ne pourrait lever un gourdin pour fracasser un crâne.
— Mais supposons, dit Baley, que le robot ait appuyé sur un bouton d’apparence innocente et que, de ce fait, un poids ait dégringolé sur la tête de Delmarre.
Leebig eut un sourire amer :
— Monsieur le Terrien, j’ai visionné les lieux du crime. J’ai été au courant de tout ce qui s’est dit à ce propos. Ce meurtre, savez-vous, a eu une très grande importance sur Solaria. Et je puis certifier qu’il n’y avait pas la moindre trace sur les lieux du crime d’un objet pesant qui fût tombé.
— Ni du moindre instrument contondant, non plus, ajouta Baley.
— C’est vous le détective. Cherchez-le, dit Leebig avec mépris.
— A supposer qu’aucun robot ne soit responsable de la mort du Dr Delmarre, qui le serait donc à votre avis ?
— Tout le monde le sait, cria Leebig. C’est le secret de Polichinelle. Mais sa femme, bien sûr, Gladïa !
« Là, au moins, tout le monde est d’accord, pensa Baley. »
Tout haut, il dit :
— Et qui serait alors caché derrière les robots qui ont empoisonné Gruer ?
— Je suppose… et Leebig s’arrêta, indécis.
— Vous ne croyez pas qu’il y ait deux meurtriers différents, non ? Si Gladïa est responsable du premier crime, elle est également responsable de la seconde tentative de meurtre.
— Oui, oui, vous devez avoir raison. (Puis sa voix prit de l’assurance.) Oui, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.
— Pourquoi, pas de doute ?
— Personne d’autre n’aurait pu s’approcher assez près du Dr Delmarre pour le tuer. Il ne supportait pas plus que moi la présence effective de quelqu’un. Il tolérait seulement par exception celle de sa femme, tandis que moi, je ne fais aucune exception. Je ne m’en trouve que mieux, n’est-ce pas ?
Et le roboticien eut un rire grinçant.
Читать дальше