Mais, heureusement, Gladïa, comme une femme terrienne, répondit en termes imprécis :
— Le milieu de l’après-midi.
— Ceci est valable également pour le domaine de Leebig ?
— Oui, bien sûr.
— Parfait. Je vous contacterai de nouveau dès que possible et nous conviendrons alors des modalités de l’entrevue effective.
De nouveau, elle parut s’effaroucher :
— Est-ce vraiment bien nécessaire ?
— Oui. Très.
— Bon, alors… répondit-elle à voix basse.
Il fallut un certain temps pour établir la liaison avec Leebig et Baley en profita pour absorber un autre sandwich, qui lui fut apporté scellé dans son emballage d’origine. Mais il était devenu encore plus méfiant et vérifia très soigneusement le sachet et la fermeture avant d’ouvrir, puis inspecta le contenu avec mille précautions.
Il accepta du lait en berlingot plastique et déchira un coin du récipient avec ses dents. Il but, à même, le liquide glacé. Tout au fond de son esprit s’agitaient des pensées moroses : il y avait des poisons inodores indécelables au goût, agissant avec retard, qu’il était facile d’introduire d’une façon presque invisible grâce à une seringue hypodermique ou à un pulvérisateur à haute vélocité. Il se morigéna et refoula ces idées comme relevant d’un pur infantilisme.
Jusqu’à présent, le meurtre et les différentes tentatives de meurtre avaient été commis de la façon la plus directe. Il n’y avait pas de raffinements, pas de subtilité, lorsqu’on vous assenait un coup sur la tête, qu’on déversait dans un seul verre assez de poison pour liquider une douzaine d’hommes, ou qu’on vous décochait une flèche empoisonnée.
Puis des pensées à peine moins lugubres vinrent le hanter : tant qu’il continuerait à passer sans transition d’un fuseau horaire à d’autres, il avait peu de chance de prendre des repas normaux. Ni non plus, si ces démarches devaient continuer, de prendre un tant soit peu de repos.
Le robot s’approcha de lui :
— Le Dr Leebig vous invite à ne l’appeler que demain. Il est occupé actuellement par un travail important.
Baley bondit sur ses pieds et hurla :
— Allez dire à cet individu que…
Il s’arrêta net. Ce n’était pas la peine de hurler en s’adressant à un robot. Oui, enfin, on pouvait crier, si l’envie vous en prenait, mais on n’obtenait pas plus de résultat, ni plus rapidement qu’en chuchotant.
Il reprit le ton de la conversation :
— Allez dire au Dr Leebig, ou à son robot, si vous n’avez pu contacter que ce dernier, que j’enquête sur le meurtre d’un homme qui travaillait avec le Dr Leebig et qui était un bon Solarien. Dites-lui également que je ne puis attendre son bon plaisir. Si je ne suis pas en liaison stéréo avec le Dr Leebig d’ici cinq minutes, je monte en avion et je serai en personne sur son domaine d’ici moins d’une heure. Vous direz bien que j’y serai en chair et en os, qu’on ne s’y trompe pas.
Puis il reprit son sandwich.
Les cinq minutes n’étaient pas écoulées que Leebig, ou du moins un Solarien que Baley pensa être Leebig, le fixait avec colère.
Baley rendit regard pour regard. Leebig était mince, très droit, comme maintenu par un corset. Ses yeux noirs, à fleur de peau, semblaient contempler des abstractions tout en révélant, pour le moment, une fureur rentrée. Une des paupières était légèrement tombante.
— C’est vous le Terrien ? dit-il.
— Elijah Baley, dit Baley, inspecteur, échelon C. 7, chargé de l’enquête sur le meurtre de feu le Dr Rikaine Delmarre. Comment vous appelez-vous ?
— Je suis le Dr Jothan Leebig. Comment osez-vous venir me distraire dans mon travail ?
— Très facile, croyez-moi, répondit Baley calmement. Je fais mon travail.
— Allez-vous faire voir ailleurs !
— J’ai tout d’abord quelques questions à vous poser, docteur. Je crois que, vous étiez assez intime avec le Dr Delmarre. Oui ou non ?
L’une des mains de Leebig se ferma brutalement en un poing. Il marcha rapidement vers une fausse cheminée où de minuscules rouages d’horlogerie cliquetaient en des mouvements récurrents compliqués. L’œil s’y attachait en une sorte d’hypnose.
La mise au point restait fixée sur Leebig, si bien que la silhouette ne bougea pas du centre du bloc tridimensionnel, même en marchant. Mais la pièce, derrière lui, semblait se déplacer à reculons avec de légers mouvements de haut en bas et de bas en haut, réglés sur les pas du roboticien.
— Si c’est vous l’étranger que Gruer nous a menacé de faire… commença Leebig.
— C’est moi, coupa Baley.
— Vous êtes là contre mon gré. Communication terminée.
— Non, pas encore. Ne coupez pas la liaison, proféra Baley en élevant sèchement le ton, accompagnant son ordre du geste ; il dirigea son index droit vers le roboticien, qui se recula visiblement, ses lèvres fortes s’écartant en un rictus de dégoût.
— J’ai dit que j’irai vous voir en personne, dit Baley. Ce n’est pas du bluff, croyez-moi.
— Dispensez-vous de votre obscénité terrienne, je vous prie.
— Mon intention est seulement de vous donner un avertissement direct et net : je répète que je vous verrai, vous, en personne, s’il n’y a pas d’autre moyen de me faire entendre de vous. Et lorsque je vous aurai pris par le collet, vous serez bien obligé de m’écouter.
Leebig le dévisagea avec fureur :
— Espèce de sale bête répugnante.
— Peu m’importent vos qualificatifs, mais sachez bien que ce que je dis, je le fais.
— Si vous essayez de pénétrer sur mes terres, je vous… je vous…
Baley leva les sourcils :
— Je vous tue ? Dites-le donc, et dites-moi aussi si vous avez couramment l’habitude de proférer de telles menaces ?
— Je n’ai pas fait de menace.
— Alors, parlez maintenant. Avec tout le temps que vous venez de perdre, nous aurions déjà pu voir pas mal de choses. Je reprends : Vous étiez intime avec le Dr Delmarre. Vrai ou faux ?
Le roboticien baissa la tête. Ses épaules se soulevèrent de nouveau légèrement au rythme d’une respiration lente mais régulière. Lorsqu’il redressa la tête, il avait repris tout son sang-froid et réussit à esquisser un bref sourire sans joie.
— Vrai.
— Delmarre s’intéressait à de nouveaux modèles de robots, ai-je pu comprendre ?
— Oui.
— Quels modèles ?
— Etes-vous roboticien ?
— Non. Expliquez, en vous mettant au niveau du profane.
— Je doute que ce me soit possible.
— Essayez. Par exemple, je crois qu’il voulait obtenir des robots capables de châtier des enfants. Quels changements cela nécessite-t-il ?
Leebig eut un battement de cils et répondit :
— En exprimant ce changement de la manière la plus succincte et en laissant de côté toutes les subtilités nécessaires, il exige un renforcement de l’intégrale C gouvernant le circuit réponse-écho de Sikorovich, au niveau de W 65.
— Ca, c’est du baratin, dit Baley.
— La stricte vérité, pourtant.
— Pour moi, c’est du baratin. Exprimez-moi ça plus clairement.
— Cela veut dire un léger assouplissement de la Première Loi.
— Pourquoi un assouplissement ? Il est nécessaire de châtier un enfant dans son propre intérêt pour l’avenir. C’est bien ça la théorie ?
— Ah ! Son propre intérêt ! Plus tard !
Les yeux de Leebig flamboyaient d’excitation et il sembla moins conscient de l’attention de son auditeur, et de ce fait, plus disposé à parler.
— Une idée très simple, pensez-vous ? Combien y a-t-il d’êtres humains qui accepteront de bon cœur le moindre dérangement à leurs habitudes pour leur propre bien un peu plus tard ? Combien de temps faut-il pour démontrer à un enfant que ce qui a si bon goût lui vaudra des crampes d’estomac une heure après, tandis que ce remède insipide qu’il va prendre maintenant guérira ses crampes au bout d’un moment ? Et vous voudriez qu’un robot soit capable de concevoir de pareilles subtilités ?
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