Il se chercha des excuses : « Jehoshaphat ! Il faut bien, de temps à autre, se laisser aller à ses impulsions ! »
Gladïa fut en face de lui d’un seul coup : elle était assise dans un grand fauteuil bergère qui la faisait paraître encore plus gracile et menue que jamais. Ses cheveux étaient rejetés en arrière et tordus en une espèce de chignon lâche. Elle portait des pendants d’oreilles en pierres précieuses : des diamants, semblait-il ; sa robe, toute simple, se fronçait à la taille.
— Je suis heureuse que vous m’ayez contactée, Elijah ! dit-elle d’une voix sourde. J’ai moi-même essayé plusieurs fois, mais sans succès.
— Bonjour, Gladïa. (Au fait, était-ce le matin, l’après-midi, le soir ? Il ignorait l’heure qu’il pouvait être sur le domaine de Gladïa et la tenue qu’elle portait ne pouvait lui fournir le moindre éclaircissement.) Et pourquoi avez-vous essayé de me contacter ?
— Oh ! pour vous dire que je regrettais de m’être mise en colère, vous savez, la dernière fois… Et M. Olivaw n’a pu me dire où je pouvais vous toucher.
Baley s’imagina sans peine Daneel, toujours gardé à vue par les robots et incapable d’agir. Il refréna un sourire.
— Oui, bien sûr. Ce n’est pas grave. De toute façon, je vais venir vous voir dans un moment.
— Bien sûr… hein, me voir ?
— Oui, en chair et en os, moi-même, dit Baley gravement.
Ses yeux s’agrandirent et elle enfonça ses ongles dans le plastique souple recouvrant le fauteuil.
— Mais, quelle raison y a-t-il à cela ?
— C’est nécessaire.
— Mais je ne pense pas que…
— Acceptez-vous, oui ou non ?
Elle détourna les yeux :
— C’est absolument nécessaire, c’est vrai ?
— Oui. Mais tout d’abord, j’ai quelqu’un d’autre à voir. Votre mari s’intéressait aux robots. Vous me l’avez dit et j’en ai eu confirmation par d’autres personnes. Mais ce n’était pas un roboticien, n’est-ce pas ?
— Ce n’était pas sa profession, Elijah.
Néanmoins, elle continuait d’éviter son regard.
— Mais il travaillait avec un roboticien, non ?
— Jothan Leebig, dit-elle aussitôt. C’est un bon ami à moi.
— C’est un ami à vous ? reprit Baley, en appuyant sur les mots.
Gladïa parut surprise :
— N’aurais-je pas dû dire cela ?
— Pourquoi pas, si c’est la vérité ?
— Toujours, semble-t-il, il faut que je dise des choses pouvant faire croire à ma… Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est quand tous les gens vous croient coupable d’un crime.
— Allons, allons. Calmez-vous. Comment se fait-il que Leebig soit un ami à vous ?
— Eh bien, il vit sur le domaine juste à côté. C’est déjà un point. L’énergie nécessaire pour la stéréovision est quasi nulle : aussi avons-nous la possibilité de nous trouver ensemble par stéréovision toute la journée, dans n’importe quel endroit, quand nous le voulons, sans aucune difficulté. Nous faisons de longues promenades ensemble ; oui, enfin, nous en faisions autrefois.
— Je n’aurais jamais pensé que vous puissiez vous promener avec qui que ce soit.
Gladïa rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Mais je vous ai dit : par stéréovision ! Oh ! j’oublie toujours que vous êtes un Terrien. Bon, alors, que je vous explique : la vision par déplacement libre s’effectue par une mise au point uniquement centrée sur la personne : aussi, pouvons-nous aller où nous voulons, sans interrompre la liaison. Je me promène dans mon domaine, lui dans le sien, et pourtant ainsi nous nous promenons ensemble.
Et redressant le menton :
— C’est d’ailleurs très agréable !
Brusquement, elle eut un petit rire :
— Ce pauvre Jothan !
— Pourquoi : pauvre ?
— Je viens de me rendre compte de ce que vous pensiez tout à l’heure : nous promener ensemble, sans utiliser la vision simultanée. Il en mourrait s’il savait que quelqu’un a pu s’imaginer pareille chose !
— Pourquoi ?
— Dans ce domaine-là, il est impossible. Il m’a raconté qu’il a cessé de voir les gens en présence effective, alors qu’il avait à peine cinq ans. Il ne voulait entretenir de rapports avec eux que par stéréovision. Il y a des enfants comme ça. Rikaine (elle s’arrêta, toute confuse, puis reprit :) Oui, Rikaine, mon mari, m’a expliqué, un jour où je lui avais parlé de Jothan, qu’au fur et à mesure, il y aurait de plus en plus d’enfants comme lui. Il m’a raconté que c’était dû à une espèce d’évolution favorisant la sélection des êtres agoraphobes. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne saurais vous dire, je suis d’une ignorance totale en ce domaine.
— Jothan n’a même pas voulu se marier, Rikaine lui a fait une scène à ce propos, l’a accusé d’être un élément asocial, puisqu’il avait des éléments génétiques nécessaires au fonds commun qu’il se refusait à laisser utiliser. Mais Jothan n’a rien voulu entendre.
— Mais, a-t-il le droit de refuser de se marier ?
— Non, je ne crois pas, dit Gladïa en hésitant. Mais c’est un roboticien de tout premier ordre, vous savez, et les ingénieurs en cette matière sont très influents sur Solaria. Je pense qu’on lui a fait un passe-droit en ergotant sur les textes. C’est, à mon avis, la raison pour laquelle Rikaine allait cesser de travailler avec Jothan. Il m’a dit, un jour, que Jothan était un mauvais Solarien.
— Est-ce qu’il l’a dit à Jothan ?
— Je l’ignore. En tout cas, jusqu’à sa fin, il travaillait toujours avec lui.
— Il estimait que Jothan était un mauvais Solarien parce qu’il refusait de se marier ?
— Rikaine m’a dit, un jour, que le mariage était la pire épreuve que vous réservait la vie, mais que, néanmoins, il fallait l’accepter.
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Qu’est-ce que je pense de quoi, Elijah ?
— Eh bien, du mariage. Pensez-vous que ce soit la pire épreuve dans une vie ?
Son visage devint progressivement inexpressif, comme si elle s’efforçait de le vider de tout sentiment :
— Je n’y ai jamais songé, dit-elle.
— Vous m’avez dit tout à l’heure que vous faites des promenades en compagnie de Jothan, continua Baley. Puis vous vous êtes reprise et avez mis le verbe au passé. Je dois donc conclure que vous n’avez plus l’occasion de faire ces promenades, n’est-ce pas ?
Gladïa secoua négativement la tête : de nouveau, son visage exprimait ses sentiments qui, pour l’instant, se résumaient à un seul : une profonde tristesse.
— Non ! l’occasion ne s’est plus présentée. Je l’ai contacté une fois ou deux, mais il semblait toujours être plongé en plein travail et je n’ai pas voulu… Vous comprenez ?
— Est-ce ainsi depuis la mort de votre mari ?
— Non. Antérieurement. Quelques mois avant ce décès.
— Pensez-vous que le Dr Delmarre lui ait ordonné de ne plus s’occuper de vous ?
Gladïa parut toute surprise :
— Pourquoi l’aurait-il fait ? Ni Jothan ni moi ne sommes des robots : nous n’aurions pas accepté d’ordre, et d’ailleurs il ne lui serait pas venu à l’idée d’en donner.
Baley n’essaya même pas de lui expliquer pourquoi. Il n’aurait pu le faire qu’en se rapportant à des références terrestres, ce qui n’aurait rien éclairci pour Gladïa. Et même si elle y avait vu un peu clair, elle n’en aurait été que plus choquée.
— Bah ! Je voulais simplement savoir, Gladïa, dit Baley. Je vous contacterai de nouveau après en avoir fini avec Leebig. Quelle heure est-il à propos ?
Il regretta aussitôt sa question. Les robots lui auraient répondu suivant les normes solariennes et Baley était fatigué de révéler à tout instant l’étendue de son ignorance.
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