Apparemment, Leebig était redevenu maître de lui-même. Il avait les cheveux coiffés en arrière et avait changé de costume : ses nouveaux vêtements, plus amples, l’habillaient mieux : faits d’un tissu moiré, ils réfléchissaient les reflets de l’éclairage. Leebig s’assit sur une chaise mince qui s’était dépliée hors du mur.
Il dit d’un ton pénétré :
— Maintenant, qu’est-ce donc que l’idée que vous avez sur le contenu de la Première Loi ?
— Risquons-nous que quelqu’un surprenne notre conversation ?
— Non, je m’en suis assuré.
Baley approuva d’un signe de tête et dit :
— Laissez-moi vous citer la Première Loi.
— Croyez-vous donc que je ne la connaisse pas ?
— Je n’en doute pas, mais je préfère vous la citer moi-même quoi qu’il en soit : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans assistance un être humain en danger.
— Oui, et alors ?
— Eh bien, lorsque j’ai débarqué à Solaria, on m’a conduit au domaine qui m’était réservé, dans un véhicule de surface. Ce véhicule avait été arrangé spécialement à mon usage, m’enfermant de toutes parts pour m’éviter d’être exposé à l’air libre. Les Terriens, vous savez…
— Je sais, je sais, coupa Leebig avec impatience. Mais qu’est-ce que cela peut avoir à faire avec ce qui nous intéresse ?
— Oui, vous, vous savez, mais les robots qui conduisaient le véhicule ne le savaient pas, eux. Lorsque j’ai demandé que l’on ouvre le toit, ils ont obéi aussitôt. La Deuxième Loi leur en faisait l’obligation : ils doivent exécuter les ordres donnés. Et, bien sûr, de ce fait, je me suis trouvé très gêné, au point de perdre presque conscience, tant que le véhicule ne fut pas refermé. A votre avis, les robots ne m’ont-ils pas causé de tort ?
— Vous le leur aviez demandé ! riposta Leebig.
— Bon. Je vous cite maintenant la Deuxième Loi : Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par les êtres humains, sauf quand ces ordres sont incompatibles avec la Première Loi.
« Donc, vous voyez bien, ils n’auraient jamais dû exécuter l’ordre que j’avais donné.
— Mais vous déraisonnez. Comme les robots ne pouvaient pas savoir que c’était…
Baley se pencha en avant :
— Eh bien ! nous y voilà, et la Première Loi devrait s’énoncer ainsi : Un robot ne peut nuire à un être humain, DE PROPOS DELIBERE, ni laisser sans assistance, SCIEMMENT, un être humain en danger.
— Cela va de soi.
— Eh bien, non. En tout cas, pas pour le commun des mortels, car si cela était évident, n’importe quel humain pourrait se rendre compte aussitôt que des robots ne sont pas incapables d’assassiner !
Leebig était pâle comme un mort :
— C’est de la folie furieuse, vous délirez totalement.
Baley se mit à contempler ses ongles d’un air distrait :
— Un robot peut accomplir une tâche inoffensive, je suppose, une tâche qui n’a pas d’effet destructeur vis-à-vis d’un être humain ?
— Si on lui en donne l’ordre, dit Leebig.
— Oui, bien sûr. Pourvu qu’on lui en donne l’ordre. Et, je suppose toujours, un deuxième robot peut accomplir une autre tâche inoffensive, une tâche qui, elle non plus, n’a pas d’effet destructeur vis-à-vis d’un être humain ? Si on lui en donne l’ordre, bien sûr.
— Oui.
— Mais, si ces deux tâches, chacune totalement inoffensive en elle-même, lorsqu’elles se complètent en arrivent à causer un meurtre ?
— Hein ? glapit Leebig, la bouche déformée par un rictus menaçant.
— J’ai besoin de l’opinion d’un expert comme vous sur ce délicat problème, continua Baley paisiblement. Prenons un cas hypothétique : supposons qu’un homme dise à un robot : « Placez une certaine quantité de ce liquide dans un verre de lait que vous trouverez à tel endroit. Ce liquide est inoffensif, je veux simplement savoir les réactions qu’il entraîne sur le lait. Une fois que je connaîtrai les résultats, je jetterai le mélange. Lorsque vous aurez effectué ce que je vous demande, oubliez tout de cette affaire. »
Leebig, toujours aussi menaçant, ne fit pas de commentaires.
— Si j’avais dit au robot, continua Baley, d’ajouter un mystérieux liquide à du lait, puis d’offrir le breuvage ainsi composé à un homme, la Première Loi l’aurait contraint à demander : « Quelle est la nature de ce liquide ? Est-il inoffensif pour l’homme ? » Et même assuré de son innocuité, la Première Loi pouvait encore obliger le robot à hésiter, même à refuser d’offrir le lait trafiqué. Mais, au contraire, si je lui dis que ce lait va être jeté, la Première Loi n’a aucune raison d’entrer en action. Le robot fera donc ce qu’on lui a ordonné, n’est-ce pas ?
Leebig lui lança un regard meurtrier, mais continua de se taire.
— Venons maintenant au second robot qui, lui, a placé le lait à l’endroit où le premier l’a trouvé. Il ignore que ce lait vient d’être trafiqué. En toute innocence de cause, il l’offre donc à un homme, et ce dernier, buvant la mixture, en meurt.
— Non, s’écria Leebig.
— Allons donc ! Les deux actions sont chacune inoffensives en elles-mêmes. C’est seulement leur conjonction qui est meurtrière. Niez-vous qu’un tel cas puisse se présenter ?
— Mais ce ne sont pas les robots, c’est l’homme qui a donné les ordres qui est un meurtrier, s’écria Leebig.
— D’un point de vue purement spéculatif, oui. Néanmoins, ce sont les robots qui sont les meurtriers directs, les auteurs du meurtre, puisqu’il ne peut être commis que par leur intervention.
— Jamais personne ne donnerait des ordres pareils.
— Je vous demande bien pardon. Quelqu’un en donnerait puisque, en fait, quelqu’un les a donnés c’est exactement de cette façon que la tentative de meurtre sur la personne de l’inspecteur Gruer a dû être commise. Vous avez entendu parler de cette affaire, je pense.
— Sur Solaria, murmura Leebig, tout le monde est au courant de tout.
— Vous devez alors savoir que Gruer a été empoisonné à sa table, pendant son repas, sous les yeux de mon coéquipier, M. Olivaw, d’Aurore, et de moi-même. Pouvez-vous me suggérer toute autre façon dont on ait pu lui verser le poison ? Il n’y avait pas un être humain sur son domaine, lui excepté. En tant que Solarien, il vous est facile d’apprécier cette circonstance.
— Je ne suis pas un détective. Je n’ai pas de théorie.
— Je viens de vous en avancer une et je désire savoir si la réalisation en est possible. Ce que je veux savoir, c’est si deux robots sont capables de faire deux actions distinctes, chacune inoffensive par elle-même, mais dont la conjonction donne un meurtre. C’est vous l’expert, docteur Leebig, je vous le demande. Est-ce possible, oui ou non ?
Et Leebig harcelé, poussé dans ses derniers retranchements, répondit : « Oui » d’une voix si faible que Baley l’entendit à peine.
— Fort bien, donc, dit Baley. Voilà qui fait justice de la Première Loi.
Leebig contemplait Baley d’un air hagard. Sa paupière tombante clignota une ou deux fois sous l’effet d’un tic. Ses mains, qu’il tenait jointes, se séparèrent tout en gardant les doigts recourbés, comme si chaque main se joignait encore à une autre main fantôme. Les paumes se retournèrent et vinrent se poser sur les genoux. Alors seulement les doigts reprirent leur mobilité.
Baley restait perdu dans la contemplation de ces mouvements crispés.
— En théorie, oui, reprit ardemment Leebig. Mais ce n’est qu’une théorie. On ne se débarrasse pas aussi facilement de la Première Loi, monsieur le Terrien. Il faut donner des ordres très astucieux aux robots pour enfreindre impunément la Première Loi.
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