— Que faisiez-vous avec ce garçon ? continua Baley.
— Je portais ses flèches, maître.
— Puis-je les voir ?
Il tendit la main. Le robot s’approcha et lui en remit une douzaine. Baley déposa soigneusement la première flèche, celle qui s’était fichée dans l’arbre à ses pieds et examina les autres, une à une. Puis il les rendit au robot et reprit la première flèche en main.
— Pourquoi avez-vous donné précisément cette flèche au garçon ? demanda Baley.
— Aucune raison déterminée, maître. L’enfant m’avait demandé une flèche quelques instants plus tôt et il s’est trouvé que c’est celle-là que ma main a prise en premier. Le garçon cherchait une cible : il vous a remarqué et m’a demandé qui était cet étrange être humain. Je lui ai dit…
— Oui, je sais ce que vous lui avez dit. Mais expliquez-moi plutôt pourquoi cette flèche que vous lui avez tendue est la seule à empennage gris. Toutes les autres ont un empennage noir.
Le robot se contenta de le regarder, sans un mot.
— C’est vous qui avez conduit le garçon par ici ? continua Baley.
— Nous avons marché au hasard, maître.
Le Terrien regarda l’intervalle séparant les deux arbres par où la flèche était passée en filant droit sur son but, et demanda :
— Est-ce que, par hasard, ce garçon, Bik, ne serait pas le meilleur archer que vous ayez ici ?
Le robot inclina la tête :
— C’est le meilleur, oui, maître.
Klorissa en resta bouche bée :
— Comment diable avez-vous pu le deviner ?
— C’était forcé, dit Baley sèchement. Observez, je vous prie, cette flèche à empennage gris, d’un côté, et les autres. Elle est la seule à avoir la pointe légèrement luisante, comme passée à l’huile. Excusez-moi si je vous parais mélodramatique, madame, mais j’ose dire que votre avertissement m’a sauvé la vie. Cette flèche, qui m’a manqué de si peu, a été empoisonnée.
13
Un roboticien rébarbatif
— C’est impossible, s’écria Klorissa. Cieux éternels ! C’est radicalement impossible.
— Qu’ils soient éternels, éphémères ou patafiolés, à votre goût ! Simplement y a-t-il un animal dans cette ferme que l’on puisse sacrifier ? Si oui, prenez-le, égratignez-le avec cette flèche. On verra bien le résultat.
— Mais pourquoi est-ce qu’on voudrait attenter…
— Moi, je sais pourquoi, dit Baley d’un ton bourru. Mais j’aimerais savoir qui.
— Personne.
Baley sentit ses vertiges revenir. Il devint franchement insolent et lança la flèche aux pieds de Klorissa. Elle regarda d’un œil hébété l’endroit où le dard était tombé.
— Mais ramassez-la donc ! s’écria Baley. Et si vous ne voulez pas faire l’expérience que je vous ai indiquée, détruisez-moi cet engin. Mais si vous le laissez là, vous aurez un accident parce que les gosses le trouveront.
Elle ramassa la flèche précipitamment, la tenant entre le pouce et l’index.
Baley se précipita vers la porte du bâtiment le plus proche et Klorissa tenait toujours la flèche avec précaution, en le suivant à l’intérieur.
Baley sentit son calme lui revenir peu à peu en se trouvant de nouveau confortablement entre des murs.
— Qui a empoisonné cette flèche ? dit-il.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Je crois fort improbable que ce soit le gosse lui-même qui l’ait fait. Y a-t-il un moyen quelconque de savoir qui sont ses parents ?
— On peut regarder aux archives, dit Klorissa, lugubre.
— Alors, donc, vous avez des archives concernant les parentés.
— Il le faut bien, pour les analyses de chromosomes.
— Et le jeune garçon, peut-il savoir qui étaient ses parents ?
— Jamais de la vie, déclara Klorissa avec énergie.
— N’y a-t-il aucune possibilité qu’il y parvienne ?
— Il lui faudrait entrer par effraction dans la salle des Archives. La probabilité est nulle.
— Supposons qu’un adulte vienne visiter cette ferme et désire savoir quel enfant est de lui.
Klorissa rougit jusqu’aux oreilles :
— C’est invraisemblable !
— Je vous ai dit : « Supposons ». Est-ce qu’on le lui dirait s’il le demandait ?
— Je n’en sais rien. Ce n’est pas que ce soit illégal qu’il l’apprenne. Mais ce n’est certainement pas courant.
— Et vous, est-ce que vous le lui diriez ?
— Je ferais mon possible pour éluder ses questions. Je sais, en tout cas, que le Dr Delmarre ne l’aurait pas dit. Il était d’avis que la connaissance des liens de parenté était seulement utile aux analyses génétiques. Peut-être, avant lui, les choses se passaient-elles d’une manière plus souple.
« Pourquoi me demandez-vous tout cela, d’ailleurs ?
— Je n’arrive pas à concevoir que ce gosse, par lui-même, ait eu un motif d’attenter à ma vie. Je pensais que ses parents pouvaient lui en avoir fourni un.
— Tout ceci est horrible. (Dans son désarroi, Klorissa s’approcha de lui plus qu’elle ne l’avait jamais fait auparavant. Elle étendit même le bras dans sa direction :) Comment tout cela peut-il arriver ? Le patron tué. Vous, qui manquez de l’être. Et pourtant, sur Solaria, nous n’avons pas de motifs pour nous livrer à la violence. Nous avons tous tout ce que nous pouvons désirer : il n’y a donc pas d’ambition personnelle. Nous ignorons tout de nos liens de parenté : il n’y a donc pas d’ambition familiale. Nous sommes tous génétiquement sains.
Son visage se rasséréna d’un seul coup :
— Un instant. Cette flèche ne peut pas avoir été empoisonnée. Vous n’arriverez pas à m’en persuader maintenant.
— Qu’est-ce qui vous a brusquement convaincue de mon erreur ?
— Le robot était avec Bik. Il n’aurait jamais autorisé qu’une flèche soit empoisonnée. Il est inconcevable qu’il puisse avoir fait quelque chose qui mette en danger un être humain. La Première Loi de la Robotique y a amplement pourvu.
— Vraiment, dit Baley. Je me demande bien, moi, ce qu’elle raconte, cette Première Loi.
Klorissa le regarda d’un air ahuri :
— Que voulez-vous dire ?
— Rien, laissons cela. Faites l’expérience que je vous ai indiquée, vous verrez que cette flèche est empoisonnée.
La question d’ailleurs n’intéressait que médiocrement Baley. Il savait que la flèche était empoisonnée et considérait cette histoire comme close. Il ajouta simplement :
— Etes-vous toujours persuadée que Mme Delmarre soit coupable du meurtre de son mari ?
— Elle était la seule personne présente.
— Hon, hon ! Je vois. Mais vous êtes, vous, le seul adulte humain en ces lieux au moment même où l’on me décoche une flèche empoisonnée.
— Mais, je n’ai rien à y voir ! s’écria-t-elle avec la dernière énergie.
— Peut-être que oui, peut-être que non. Peut-être aussi Mme Delmarre est-elle innocente ?… Puis-je me servir de votre appareil de stéréovision ?
— Oui, bien sûr. Faites donc.
Baley savait exactement qui il voulait contacter par stéréovision : ce n’était certes pas Gladïa. Aussi fut-il tout surpris de s’entendre demander au robot : « Mettez-moi en communication avec Gladïa Delmarre. »
Le robot obéit, sans commentaire, et Baley le regarda procéder aux diverses manipulations, l’esprit ailleurs. Il n’arrivait pas à se figurer pourquoi il avait donné cet ordre.
Etait-ce parce que le cas de la jeune femme venait juste d’être discuté ? Etait-ce parce que la conclusion de leur précédent entretien l’avait perturbé, ou simplement était-ce de voir, en face de lui, depuis un moment, la silhouette robuste, massive et exagérément rustique de Klorissa : pour contrecarrer l’agacement qu’elle lui causait, son subconscient l’avait décidé à se reposer les yeux en contemplant la gracieuse féminité de Gladïa.
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