Baley prit une large gorgée d’air. Il avait remarqué, sur sa gauche, trois arbres qui formaient un petit triangle. Il marcha dans cette direction, sentant l’herbe souple et répugnante sous ses chaussures, écœurante de mollesse. (C’était comme de marcher sur des chairs en putréfaction, et cette sensation le fit presque vomir.)
Enfin, il était entre les arbres, adossé au tronc de l’un d’eux. En quelque sorte, il se sentait entouré de murs, insuffisants, certes, mais des murs tout de même. Le soleil n’était plus qu’un scintillement inconstant, tamisé par les feuilles au point d’être dépourvu de son éclat redoutable.
Klorissa, du chemin, le regarda faire, puis se rapprocha lentement de lui, jusqu’à mi-distance.
— Cela ne vous dérange pas, si je reste un moment ici ? demanda Baley.
— Faites donc ! répondit-elle.
— Mais une fois que les jeunes sont sortis, avec leur diplôme, de votre « ferme », dit Baley, comment arrivez-vous à les faire se fréquenter ?
— Se fréquenter ? Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, qu’ils apprennent à se connaître, dit Baley, qui se demandait bien comment exprimer son idée en termes corrects mais explicites, pour pouvoir se marier.
— Ils n’ont pas à se préoccuper de ces questions-là, dit Klorissa, on les marie d’après leur programme génétique, en général quand ils sont très jeunes. C’est la manière la plus rationnelle d’agir, ne croyez-vous pas ?
— Sont-ils toujours d’accord ?
— Pour se marier ? Jamais. C’est un tel traumatisme. Il leur faut d’abord s’habituer l’un à l’autre, se voir un peu chaque jour. Mais avec le temps, une fois les premières peurs surmontées, on obtient des merveilles.
— Mais s’ils n’aiment absolument pas leur partenaire ?
— Et alors ? Si l’analyse génétique indique que cette union est souhaitable, quelle différence cela peut-il…
— Bon, bon ! J’ai compris, fit Baley précipitamment.
Il pensa à ce qui se passait sur Terre et poussa un gros soupir.
— Y a-t-il autre chose que vous désiriez savoir ? dit Klorissa.
Baley se demanda s’il avait intérêt à prolonger sa visite. Il n’aurait pas été fâché d’en avoir fini avec Klorissa et le fœtologisme en général, pour se consacrer à un autre aspect de l’enquête. Mais il n’avait pas encore ouvert la bouche pour lui signifier la fin de l’entretien que Klorissa interpellait une vague silhouette dans le lointain.
— Eh toi, le gosse là-bas ! Qu’est-ce que tu fabriques là ? (Puis, sans se retourner :) Terrien ! Baley ! Attention ! Atten !…
Baley l’entendit à peine, mais réagit au ton anxieux de sa voix. La tension nerveuse qui lui avait permis de maîtriser ses émotions céda d’un seul coup et Baley s’adonna à la panique. Toutes ses terreurs de l’air libre et de l’infinie voûte des cieux se déchaînèrent dans son esprit.
Il se mit à délirer. Il s’entendait proférer des sons inarticulés, sans signification. Il se sentit tomber sur les genoux, puis basculer sur le côté comme s’il avait été un témoin assistant de loin à la scène.
Il entendit, comme dans un rêve, un chuintement rapide au-dessus de sa tête, suivi d’un claquement sec.
Baley ferma les yeux. Ses doigts agrippèrent une mince racine qui affleurait la surface du sol, tandis que ses ongles griffaient la terre.
Il rouvrit les yeux (quelques instants après, sans doute). Klorissa était en train d’admonester un jeune garçon qui restait à quelques pas. Un robot, silencieux, se tenait à côté de Klorissa. Baley eut juste le temps de remarquer que le gamin tenait un objet muni d’une ficelle dans sa main, avant que ses yeux se révulsent.
Respirant avec difficulté, Baley réussit tout de même à se remettre debout. Il contempla le dard de métal luisant qui était resté planté dans l’arbre auquel Baley s’était adossé. Il le retira et la flèche vint sans difficulté : elle n’était pas entrée très profondément. Il regarda la pointe, mais sans y toucher. Elle était émoussée, mais elle eût suffi à lui égratigner la peau s’il n’était pas tombé à terre.
Il s’y reprit à deux fois pour se déplacer : il s’avança d’un pas vers Klorissa, et appela :
— Vous ! hé, vous, le garçon !
Klorissa se retourna, le visage empourpré :
— C’était un accident. Vous n’êtes pas blessé ?
— Non ! Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?
— C’est une flèche. On la lance avec un arc ; la tension de la corde fournit l’énergie nécessaire à la propulsion.
— On fait comme ça, dit le gamin, avec un parfait cynisme, en décochant une autre flèche en l’air.
Puis il éclata de rire. Il avait des cheveux blonds, le corps souple et agile.
— Tu seras puni. Maintenant file, dit Klorissa.
— Attendez un instant ! s’écria Baley en se frottant le genou qu’il avait meurtri en cognant une pierre lorsqu’il était tombé. J’ai quelques questions à lui poser. Comment vous appelez-vous ?
— Bik, répondit le garçon avec insouciance.
— C’est vous qui m’avez lancé cette flèche, Bik ?
— Exactement.
— Vous rendez-vous compte que vous m’auriez touché si l’on ne m’avait averti à temps pour que j’esquive ?
Bik haussa les épaules :
— C’est vous toucher que je voulais.
Klorissa se mêla brusquement à la conversation :
— Il faut que je vous explique : le tir à l’arc est un sport que nous encourageons. C’est un sport de compétition qui n’exige pas de contact humain. Nous avons des concours de tir entre les garçons, en n’utilisant que la stéréovision. D’accord, je crois bien que certains des garçons s’exercent à viser les robots : cela les amuse et ne gêne pas les robots. Comme je suis le seul être humain de toute la ferme, lorsque ce garçon vous a vu, il a dû vous prendre pour un robot.
Baley écoutait. Ses esprits commençaient à se clarifier et l’amertume habituelle de son visage chevalin se marqua plus encore.
— Bik, dit-il, pensiez-vous que j’étais un robot ?
— Non, dit le gamin. Vous êtes un Terrien.
— Parfait. Vous pouvez partir maintenant.
Bik tourna les talons avec désinvolture et s’en fut en sifflotant. Quant à Baley, il s’adressa cette fois au robot.
— Et vous ? Comment se fait-il que ce gamin ait su que j’étais un Terrien ? N’étiez-vous pas avec lui lorsqu’il a décoché cette flèche ?
— J’étais avec lui, maître. C’est moi qui lui ai dit que vous étiez un Terrien.
— Lui avez-vous expliqué ce qu’est un Terrien ?
— Oui, maître.
— Bon. Alors, qu’est-ce donc qu’un Terrien ?
— Une espèce inférieure d’humains que l’on n’aurait jamais dû admettre sur Solaria, parce qu’elle apporte des maladies, maître.
— Qu’est-ce qui vous a raconté ça, mon garçon ?
Le robot conserva le silence.
— Savez-vous qui vous l’a dit ? reprit Baley.
— Non, maître. Simplement mon bloc de références.
— Bon, passons. Donc, vous avez dit à ce garçon que j’étais un être inférieur, porteur de germes épidémiques. Aussitôt, il m’a lancé une flèche. Pourquoi ne l’en avez-vous pas empêché ?
— Je l’aurais bien empêché, maître. Je n’aurais laissé aucun mal survenir à un être humain, même à un Terrien. Mais il a agi trop vite et je n’ai pu réagir assez tôt.
— Peut-être pensiez-vous qu’après tout je n’étais qu’un Terrien, pas tout à fait un être humain. Aussi avez-vous hésité un instant ?
— Non, maître.
Ceci dit avec le calme et l’impassibilité habituels, mais Baley eut un triste rictus. En toute bonne foi, le robot pouvait nier une telle pensée, néanmoins Baley se rendait trop bien compte que c’était là le facteur crucial.
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