— Delmarre arrivait-il à se faire obéir des enfants ?
— Oui, en règle générale.
— Comment s’y prenait-il ? Est-ce qu’il sortait les secouer pour leur faire prendre un peu de plomb dans la tête ?
— Le Dr Delmarre ? Les toucher ? Cieux éternels ! Bien sûr que non. Mais il savait leur parler. Et il savait donner aux robots des ordres bien précis. Je me souviens l’avoir vu s’occuper d’un gosse par stéréovision un quart d’heure durant : il l’avait fait mettre sur les genoux du robot, en position pour la fessée, et a obligé le robot à administrer au gamin une solide raclée, pan, pan. Quelques expériences du même ordre et le gaillard ne se risquait plus à braver le patron. Et le Dr Delmarre avait suffisamment de connaissances dans ce domaine pour qu’après cela le robot fouettard n’ait à subir qu’une révision habituelle, sans plus.
— Et vous ? Allez-vous tancer vous-même les enfants ?
— Hélas, il le faut bien, de temps en temps. Je ne suis pas comme le patron. Peut-être un jour serai-je capable de les faire obéir à distance, mais si actuellement j’essayais ce genre de châtiment, je ne ferais que démolir les robots. C’est un art, croyez-moi, de savoir manier les robots. Pourtant, quand j’y songe… Aller secouer ces garnements moi-même. Les sales bêtes !
Elle regarda brusquement Baley :
— Je suppose que, vous, cela ne vous gênerait pas de les voir en personne.
— Pas le moins du monde.
Elle haussa les épaules et le considéra avec étonnement :
— Ah ! Ces Terriens ! (Elle se remit à marcher :) Et pourquoi diable je vous le demande ! Vous finirez bien par retomber sur Gladïa comme meurtrière. Vous ne pouvez pas faire autrement.
— Je n’en suis pas si sûr que vous, dit Baley.
— Mais c’est invraisemblable. C’est plus que du sûr, c’est du certain. Qui d’autre pourrait-ce matériellement être ?
— Les suspects ne manquent pas, madame.
— Qui, par exemple ?
— Eh bien, disons, vous, pour commencer.
La réaction de Klorissa à cette accusation stupéfia littéralement Baley.
Elle éclata de rire.
Son rire grandit, se développa en une sorte de hoquet qui lui coupa le souffle, laissant son visage potelé empourpré et presque violacé. Elle s’appuya au mur pour reprendre haleine.
— Non. Ne vous approchez pas plus, implora-telle. Je vais très bien.
— Cette éventualité vous paraît donc si amusante ? demanda Baley avec sévérité.
Elle essaya de répondre et de nouveau s’étouffa de rire. Puis, dans un chuchotement, elle réussit à dire :
— Oui, vous êtes un Terrien pour de vrai. Comment serait-il jamais possible que j’aie commis un tel acte ?
— Vous le connaissiez bien, reprit Baley. Vous étiez au courant de ses habitudes. Vous pourriez avoir prémédité ce crime.
— Et vous croyez que j’aurais pu le voir, lui. M’approcher suffisamment de lui pour lui fracasser la caboche avec quelque chose. Vous n’y connaissez rien, je vous assure, Baley !
Baley se sentit rougir :
— Pourquoi n’auriez-vous pu vous approcher, madame ? Vous aviez l’habitude de vous voir – euh – de près.
— Avec les enfants.
— Oui, mais de fil en aiguille ! Vous semblez supporter fort bien ma présence.
— Oui ! A dix mètres.
— Je viens juste de rendre visite à quelqu’un qui a manqué se trouver mal d’avoir dû supporter ma présence un court moment.
Klorissa se calma et dit :
— Bah ! ce n’est qu’une question de degré !
— Je n’en demande pas plus. Une différence de degré suffit. L’habitude de voir les enfants vous rend capable de supporter la présence de Delmarre juste le temps nécessaire.
— J’aimerais vous faire remarquer, monsieur Baley, dit Klorissa, qui ne semblait plus du tout s’amuser, que ce que je peux supporter, moi, n’importe pas du tout. C’est le Dr Delmarre qui était vétilleux. Il était presque aussi impossible que Leebig lui-même. Même si j’avais pu supporter de le voir, lui n’aurait jamais pu le souffrir. Mme Delmarre est la seule et unique personne qu’il ait jamais pu autoriser à le voir de près.
— Qui est ce Leebig dont vous venez de parler ? demanda Baley.
Klorissa haussa les épaules :
— Un de ces génies légèrement maboul, si vous voyez ce que je veux dire. Il a travaillé avec le patron à propos de robots.
Baley en prit bonne note dans sa mémoire et revint à l’interrogatoire en cours.
— On pourrait dire aussi que vous aviez un motif pour le tuer.
— Quel motif ?
— Sa mort vous donne la direction de ce centre, vous fait monter en grade.
— C’est ça que vous appelez un motif ? Cieux-éternels ! Qui diable pourrait désirer une pareille situation ? Quel est le phénomène, sur Solaria, qui… ? Mais c’était le meilleur des motifs de sauvegarder son existence, pour le protéger, le couvrir même. Non, vraiment, il vous faudra trouver quelque chose de mieux, monsieur le Terrien.
Baley se gratta le cou d’un doigt incertain : il voyait bien la valeur de l’argument.
— Avez-vous remarqué que je portais une bague, monsieur Baley ? demanda Klorissa, qui sembla un instant sur le point d’arracher son gant pour mieux montrer sa main droite. Mais elle s’en abstint.
— Oui, je l’ai remarqué, dit Baley.
— Je présume que vous ignorez ce que représente cet anneau ?
— Hum, oui. (Il n’en aurait donc jamais fini d’étaler son ignorance, pensa-t-il avec amertume.)
— Je puis vous en faire l’historique, si cela ne vous gêne pas.
— Si votre conférence peut m’aider à comprendre ce qui se passe sur votre foutue planète, explosa Baley, allez-y, je vous en conjure.
— Cieux éternels ! (Klorissa sourit :) Je suppose que, pour vous, nous sommes aussi bizarres que la Terre l’est pour nous. Bon. Imaginez ! Au fait, voilà une pièce vide. Entrez et nous allons nous asseoir pour… non, ce n’est pas assez grand. Tenez, voilà ce que nous allons faire. Vous vous asseyez là-dedans et je reste ici debout sur le pas de la porte.
Et elle s’engagea un peu plus dans le couloir, lui cédant la place pour le laisser pénétrer dans la pièce. Puis elle revint s’adosser au mur, face à lui, mais toujours à la même distance, pour reprendre leur conversation.
Baley s’assit sans que le plus infime scrupule de courtoisie vienne le troubler. Au contraire, en pleine révolte intérieure, il se disait : « Après tout, c’est une Spacienne. Qu’elle reste debout si ça lui chante. »
Klorissa croisa ses bras musclés et reprit :
— L’analyse génétique est la clé de voûte de notre société. Bien sûr, ce ne sont pas les gènes eux-mêmes que nous analysons ; mais comme chaque gène est responsable d’une enzyme, c’est à une recherche et à un dosage enzymatiques que nous nous livrons. Qui connaît les enzymes connaît le métabolisme. Qui connaît le métabolisme connaît l’être humain. Vous voyez le tableau ?
— Je suis au courant de la théorie, reconnut Baley, mais j’ignore tout des applications pratiques.
— Eh bien ! ici ce sont celles-ci que nous étudions. Des prélèvements sanguins sont opérés sur l’embryon au dernier stade de sa vie fœtale. Nous en tirons grosso modo la première évaluation. D’un point de vue idéal, nous devrions, dès cet instant, être capables de déceler toutes les mutations, et donc d’apprécier si nous avons le droit d’appeler le fœtus à la vie. Mais en fait, nous n’en savons pas encore assez pour éliminer intégralement les risques d’erreurs. Peut-être, un jour ? En tout cas, après la naissance proprement dite, les analyses continuent : prélèvements de tissus, de plasma, de liquides humoraux ; aussi, bien avant leur maturité, nous savons exactement de quoi sont faits nos gars et nos filles.
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