Les cheveux ainsi peignés mettaient en valeur l’ovale de son visage et en accentuaient la symétrie qui le rendait agréable, sinon joli. Elle ne portait pas du tout de maquillage et, dans le même ordre d’idées, ses vêtements n’avaient d’autre but que de l’habiller d’une manière pratique, sans souci d’élégance. Dans l’ensemble, ils étaient d’un bleu marine plutôt terne, à l’exception de ses gants, qui lui montaient jusqu’à mi-bras et étaient d’une couleur lilas qui jurait avec tout le reste. On voyait bien qu’ils ne faisaient pas partie de sa tenue habituelle. Baley remarqua l’épaisseur d’un des doigts de gant due à la présence sous-jacente de la bague.
Ils restèrent aux deux bouts de la pièce, se regardant en chiens de faïence.
— Cela ne vous plaît pas, n’est-ce pas, madame ? dit Baley.
Klorissa haussa les épaules.
— Pourquoi cela me plairait-il ? Je ne suis pas un animal. Mais je puis le supporter. Vous devenez à peu près imperméable à tout, lorsque vous vous occupez de… de… (Elle s’arrêta, puis releva agressivement le menton, comme décidée à dire ce qu’elle avait à dire, sans mâcher ses mots :) Des enfants, et elle prononça ce mot avec une précision bien marquée.
— A vous entendre, on dirait que vous n’aimez pas le travail que vous faites ici.
— C’est un travail qui a son importance, qu’il est essentiel de faire. Néanmoins, en effet, je ne l’aime pas.
— Et Rikaine Delmarre l’aimait-il, lui ?
— Je suppose que non, mais il ne l’a jamais montré. C’était un bon Solarien.
— Et il était vétilleux en diable.
Klorissa parut étonnée.
— C’est vous qui l’avez dit, continua Baley. Lors de notre conversation antérieure, par stéréovision, je vous ai dit que vous pourriez vous habiller dans votre privé et vous m’avez répondu que j’étais aussi vétilleux que votre patron.
— Oui ? Bah, c’est vrai : il était vétilleux en diable. Même par stéréovision, il ne se permettait absolument rien. Toujours d’une correction exemplaire.
— Un tel comportement est-il inusité ?
— Il ne devrait pas l’être. En théorie, vous êtes tenu à une correction de tous les instants. Mais personne ne se casse jamais la tête. Pas avec la stéréovision. Il n’y a pas de risque de présence effective, alors pourquoi se fatiguer ? Vous comprenez ? Même moi, quand je parle à quelqu’un par stéréovision, je ne me soucie guère de ma tenue, sauf avec le patron. Il fallait être impeccable avec lui.
— Admiriez-vous le Dr Delmarre ?
— C’était un bon Solarien.
— Vous avez appelé cet endroit une ferme, dit Baley en changeant de sujet, et vous venez de faire allusion à des enfants. Vous élevez des enfants ici ?
— Dès l’âge d’un mois. Tous les fœtus de Solaria arrivent ici.
— Des fœtus ?
— Oui. (Elle fronça les sourcils :) Nous les recevons un mois après leur conception. Ca vous gêne ?
— Pas du tout, coupa Baley. Pouvez-vous me piloter dans la ferme ?
— Je veux bien, mais restez à bonne distance.
Le visage chevalin de Baley se figea dans une immobilité marmoréenne lorsqu’il abaissa son regard sur la longue pièce qui s’étendait en dessous d’eux, protégée par une cloison de verre. De l’autre côté, il en était sûr, il régnait une température parfaitement réglée, une humidité parfaitement entretenue, une aseptie parfaitement réalisée. Ces cuves, qui s’étendaient sur plusieurs rangées étagées, contenaient chacune un petit être flottant dans un liquide aqueux, de composition chimique connue, qui contenait en suspension un mélange nutritif exactement dosé. Là, la vie et la croissance continuaient.
De petits êtres, certains encore moins grands que la moitié de son poing, enroulés sur eux-mêmes, avec des crânes proéminents, des bourgeons de membres, et des queues en voie de disparition, s’y développaient.
Klorissa, placée toujours à sept ou huit mètres de Baley, lui demanda :
— Qu’en pensez-vous, inspecteur ? Cela vous plaît-il ?
— Combien en avez-vous ?
— A la date d’aujourd’hui, cent cinquante-deux. Nous en recevons entre quinze et vingt par mois, et nous en libérons le même nombre arrivés à l’âge adulte.
— Est-ce le seul endroit de ce genre sur la planète ?
— Le seul, oui. Il suffit pour maintenir une population régulière, en se fondant sur une espérance de vie de trois cents ans, pour vingt mille habitants. Ce bâtiment est tout neuf. Le Dr Delmarre en a surveillé la construction et s’est livré à de nombreuses modifications dans notre manière d’élever les enfants. Aussi, avons-nous maintenant un pourcentage de mortalité fœtale pour ainsi dire nul.
Des robots déambulaient parmi les cuves, s’arrêtant à chacune, relevant les indications des compteurs, regardant les minuscules embryons à l’intérieur, d’une façon méticuleuse et inlassable.
— Qui opère les parturientes ? demanda Baley, je veux dire qui extrait ces petits êtres ?
— Des docteurs, répondit Klorissa.
— Le Dr Delmarre ?
— Non, bien sûr. Des docteurs en médecine. Vous ne pensez pas que le Dr Delmarre se serait jamais abaissé à… Bon, glissons.
— Pourquoi n’utilise-t-on pas des robots ?
— Des robots en chirurgie ? La Première Loi rend une telle chose particulièrement difficile, inspecteur. Un robot pourrait peut-être effectuer l’ablation d’un appendice pour sauver une vie humaine, s’il savait comment s’y prendre, mais je doute fort qu’après une telle expérience il serait encore bon à quelque chose sans de grosses réparations. Tailler dans de la chair humaine causerait un tel traumatisme à son cerveau positronique ! Des docteurs de chair et d’os peuvent réussir à s’y faire, à force de répétitions, et en arrivent même à supporter la présence effective obligée.
— Néanmoins, reprit Baley, je vois que ce sont des robots qui s’occupent des fœtus. Vous arrive-t-il à vous, ou avant au Dr Delmarre, de devoir intervenir ?
— Quelquefois, il le faut bien, quand tout va de travers : si, par exemple, un fœtus se met à avoir des troubles de croissance. On ne peut faire confiance aux robots pour agir avec bon sens quand une vie humaine est en jeu.
Baley hocha la tête :
— Oui, le risque d’une bévue est trop grand et ne peut que se solder par une vie de perdue, je pense.
— C’est tout le contraire ! C’est le risque de les voir prendre trop à cœur la survie d’une existence au point de la sauver envers et contre tout.
La sévérité du visage de la femme s’accentua :
— En tant que fœtologues, Baley, nous devons nous préoccuper de créer des enfants sains. Je répète sains. Même l’analyse la plus poussée des chromosomes du père et de la mère ne peut assurer une combinaison spécifiquement favorable de tous les gènes, sans parler des risques de mutations imprévisibles. C’est d’ailleurs là notre préoccupation majeure : les mutations inattendues ; nous en avons abaissé le taux à un peu moins d’un sur mille, mais cela signifie toujours, grosso modo, que nous avons des ennuis certains de ce côté une fois tous les dix ans.
Elle lui fit signe de la suivre le long de la galerie supérieure.
— Je m’en vais vous montrer la crèche du premier âge et les dortoirs des enfants, dit-elle. Ils nous posent beaucoup plus de problèmes que les fœtus. Avec eux, nous ne pouvons compter sur l’aide des robots que dans une mesure très limitée.
— Pourquoi cela ?
— Vous ne le sauriez que trop, Baley, si vous aviez jamais essayé de faire entrer dans le cerveau d’un robot l’importance de la discipline. La Première Loi les rend, pour ainsi dire, totalement obtus sur ce chapitre. Et figurez-vous que les jeunes drôles s’en rendent compte à peine savent-ils parler. J’ai vu un moutard de trois ans mettre une dizaine de robots dans les transes en gueulant : « J’ai bobo, tu m’as fait bobo ! » Il faut des robots très spéciaux et perfectionnés pour se rendre compte qu’un gosse est capable de mentir délibérément.
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