— Je ne suis pas certain d’avoir encore bien compris la nature de sa tâche.
Les vieilles joues de Quemot s’empourprèrent légèrement.
— Ne croyez-vous pas que vous feriez mieux d’en discuter avec son assistant ?
— C’est ce que j’aurais déjà certainement fait, monsieur, répondit aussitôt Baley, si quelqu’un, avant vous, avait bien voulu prendre la peine de me prévenir que le Dr Delmarre avait un assistant.
— Je regrette que vous n’en ayez pas été informé, dit Quemot, mais la présence de cet assistant révèle mieux encore le sens qu’il avait de sa responsabilité sociale. Aucun titulaire du poste jusqu’alors n’en avait envisagé l’existence. Delmarre, par contre, estima nécessaire de découvrir un jeune ayant des dispositions pour cet emploi, et de le former lui-même, de façon à laisser derrière lui un successeur capable lorsque le moment serait venu pour lui de prendre sa retraite ou, après tout, de mourir. (Le vieux Solarien poussa un profond soupir :) Et pourtant, je lui survis, à lui, qui était mon cadet de tant d’années. J’avais l’habitude de jouer aux échecs avec lui. Bien des fois.
— Comment y arriviez-vous ?
Quemot leva les sourcils d’étonnement :
— Mais de la manière habituelle.
— Vous vous rencontriez réellement ?
Quemot parut horrifié :
— Quelle idée ! Si même j’avais pu endurer une pareille situation, jamais Delmarre n’y aurait consenti. D’être fœtologue n’avait pas émoussé sa sensibilité, et il était si vétilleux !
— Alors, comment diable…
— Mais, avec deux échiquiers, comme deux partenaires normaux jouent toujours ici. (Le Solarien haussa les épaules dans un mouvement brusque de tolérance.) Oui, évidemment, vous êtes un Terrien. Bon. Alors ses mouvements de pièces se répercutaient sur mon échiquier et les miens sur le sien. C’est quelque chose de très simple à réaliser.
— Connaissez-vous Mme Delmarre ? demanda Baley.
— Nous nous sommes parlé par stéréovision. Elle est une plastocoloriste, vous savez, et j’ai eu l’occasion de visionner certaines de ses œuvres mises en exposition. Du beau travail, en un sens, mais plus intéressant comme curiosités que comme œuvres d’art à proprement parler. Néanmoins, c’est intéressant et ça révèle un esprit alerte et intuitif.
— Est-elle capable d’avoir tué son mari, à votre avis ?
— La pensée ne m’a même pas effleuré l’esprit. Les femmes sont des êtres tellement surprenants ! Mais voyons, il n’y a guère matière à discussion, je crois. Seule Mme Delmarre était assez proche de Rikaine pour pouvoir le tuer. Jamais, sous aucun prétexte, Rikaine n’eût accordé à quelqu’un d’autre le privilège de lui parler en présence effective ; il était bien trop vétilleux. Peut-être vétilleux n’est pas le mot qui convient après tout : c’était simplement qu’il était dépourvu de toute anomalie, de toute dépravation. C’était un bon Solarien, bien équilibré.
— Vous considéreriez donc que d’avoir accepté de me voir était une dépravation ? demanda Baley.
— Oui, répondit Quemot, j’en suis persuadé. J’irai même jusqu’à dire que c’était du masochisme.
— Est-ce qu’on aurait pu tuer Delmarre pour des motifs politiques ?
— Hein ?
— Je me suis laissé dire qu’il était un Traditionaliste.
— Oui. Et alors ? Nous le sommes tous.
— Est-ce à dire qu’il n’y a pas de groupement Solarien qui ne soit Traditionaliste ?
— J’oserai dire, dit Quemot en mesurant ses mots, qu’il y en a certains qui pensent qu’il est dangereux d’être trop Traditionaliste. Ils se font une montagne du fait de notre faible démographie par rapport aux populations des autres mondes. Ils estiment que nous sommes sans défense contre toute agression éventuelle d’un autre des Mondes Extérieurs. Leurs craintes sont stupides et, d’ailleurs, ils ne sont pas nombreux. Je ne pense pas qu’ils représentent une force politique.
— Pourquoi les prétendez-vous stupides ? Y a-t-il quelque chose sur Solaria qui pourrait transformer l’équilibre des forces en dépit de votre grand désavantage numérique ? Quelque nouveau type d’arme, peut-être ?
— Une arme, oui, certes. Mais qu’elle soit nouvelle, non. Les gens dont je vous parle sont plus aveugles que stupides réellement. Ils ne se rendent pas compte que cette arme est sans arrêt en action et qu’elle est imparable.
Les yeux de Baley n’étaient plus que des fentes :
— Parlez-vous sérieusement ? dit-il.
— Très sérieusement.
— Connaissez-vous la nature de cette arme ?
— Tout le monde la connaît. Vous aussi, si vous voulez bien réfléchir un peu. Peut-être m’en suis-je rendu compte un peu plus tôt et un peu plus facilement que les autres étant donné que je suis sociologue. Certes, on ne l’utilise pas comme une arme est ordinairement employée. Elle ne tue ni ne blesse, mais même ainsi elle reste imparable. Et d’autant plus imparable que personne ne lui prête attention.
Baley, agacé, demanda :
— Et quelle est donc cette arme invincible et non meurtrière ?
— Le robot positronique, répondit Quemot.
Pendant un moment, Baley en eut froid dans le dos : le robot positronique était le symbole même de la supériorité des Spaciens sur les Terriens. Et, en fait d’arme, c’en était une de taille.
Néanmoins, il conserva le même timbre de voix pour dire :
— Ce n’est qu’une arme du point de vue économique. Solaria est nécessaire aux autres Mondes Extérieurs parce qu’elle fournit des robots très spécialisés et d’avant-garde. Aussi n’ont-ils aucun intérêt à vous causer le moindre tort.
— Cela va de soi, dit Quemot d’un ton léger. C’est d’ailleurs grâce à cela que nous avons obtenu notre indépendance. Non, ce que j’ai en tête est tout autre chose ; c’est beaucoup plus subtil et surtout à l’échelle cosmique.
Et Quemot se mit à considérer ses ongles avec l’esprit visiblement ailleurs, préoccupé d’abstractions.
— C’est encore une de vos théories sociologiques ? demanda Baley en manifestant un certain intérêt.
Le Terrien eut beaucoup de peine à réprimer un sourire devant le regard d’orgueil péniblement contenu que lui lança Quemot :
— Oui, elle est de moi. Et tout à fait originale, pour autant que je sache. Néanmoins, c’est d’une évidence aveuglante si l’on étudie avec soin les statistiques démographiques des Mondes Extérieurs. Mais, commençons par le commencement : depuis l’invention du robot positronique, on l’a mis de plus en plus à contribution partout.
— Pas sur Terre, dit Baley.
— Allons, allons, inspecteur. Je ne connais pas grand-chose de votre Terre, mais j’en sais assez pour me rendre compte que les robots commencent à s’intégrer à votre économie. Vous, les Terriens, vivez dans de vastes cités souterraines et laissez inoccupée la plus grande partie de la surface terrestre. Qui donc alors fait marcher vos fermes et vos usines ?
— Les robots, concéda Baley. Mais si vous attaquez le problème sous cet angle, permettez-moi de vous faire remarquer que ce sont les Terriens qui ont les premiers inventé le robot positronique.
— Vraiment ? Vous en êtes sûr ?
— Vérifiez si vous voulez. C’est l’exacte vérité.
— Très curieux. Et pourtant c’est là où ils ont fait le moins en raison de l’importante population de la Terre. Ce serait donc d’autant plus long… oui… Néanmoins, vous avez des robots dans vos cités ?
— Oui, dit Baley.
— Vous en avez davantage maintenant, disons qu’il y a cinquante ans ?
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