« Assez vrai, reconnut intérieurement Baley. Personne ne mettrait en doute son incapacité à toucher un autre être humain. » La surprise, si tant est qu’on en eût, proviendrait de ce qu’elle ait supporté de l’avoir, lui, si près d’elle.
Daneel poursuivait son raisonnement.
— Voyez donc, Elijah, que sa culpabilité en la matière n’offre pas l’ombre d’un doute. Vous avez spécifié, il y a un moment, qu’il fallait également qu’elle soit l’auteur de la tentative de meurtre commise contre la personne de l’inspecteur Gruer. Vous sembliez croire que pour autant vous aviez là un argument tendant à une présomption d’innocence. Vous voyez, maintenant, qu’elle a dû également se rendre coupable de ce forfait. Le seul motif d’attenter à votre personne qu’elle peut avoir est le même qui l’a incitée à se défaire de l’inspecteur Gruer : le besoin d’en avoir fini avec un enquêteur gênant au sujet du crime initial.
— Mais cette promenade, cet arrêt près de la pièce d’eau, tout cela peut aussi bien être survenu sans préméditation, dit Baley. Elle ne s’est tout bonnement pas rendu compte des effets que l’extérieur pouvait avoir sur moi.
— Elle a étudié ce qui se passe sur Terre. Elle connaît les habitudes particulières aux Terriens.
— Mais, moi, je lui avais assuré que j’avais déjà été à l’extérieur aujourd’hui même et que je commençais à m’y faire.
— A plus forte raison : mieux que vous, elle savait ce qu’il adviendrait.
Baley frappa du poing dans sa paume.
— Vraiment, vous la considérez comme plus rusée qu’elle ne l’est. Il y a quelque chose qui ne concorde pas et je ne puis y croire. Mais, de toute façon, votre accusation de meurtre ne peut pas tenir tant que l’arme du crime fait toujours défaut, ou tant qu’on ne s’explique pas sa disparition d’une manière plausible.
Daneel continua, imperturbable, les yeux dans ceux du Terrien.
— Je puis également expliquer l’absence de toute arme sur les lieux du crime, Elijah.
Abasourdi, Baley regarda son collègue robot avec de grands yeux.
— Comment cela ?
— Votre raisonnement, Elijah, si vous vous en souvenez, tient en ceci : à supposer que Mme Delmarre soit la meurtrière de son mari, l’arme, quelle qu’elle fût, a dû rester sur les lieux du crime. Les robots qui sont survenus presque immédiatement n’ont rien vu qui ressemblât à une arme. Donc, c’est que la dite arme a été enlevée ; le meurtrier est celui qui l’a enlevée. Par conséquent, Mme Delmarre ne peut être la coupable du meurtre. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Néanmoins, poursuivit l’humanoïde, il existe un endroit où les robots n’ont pas songé à chercher une arme.
— Où donc ?
— Sur la personne même de Mme Delmarre. Elle gisait à terre, évanouie, en raison du choc nerveux survenant après sa colère, qu’elle ait commis le crime ou non. L’arme, quelle qu’elle fût, se trouvait sous elle, hors de vue.
— Mais alors, dit Baley, on aurait aussitôt retrouvé cette arme lorsque les robots ont déplacé Mme Delmarre.
— Très certainement, dit Daneel. Mais ce ne sont pas les robots qui ont déplacé Mme Delmarre. Elle-même nous a dit hier, au dîner, que le Dr Thool avait ordonné aux robots de placer un oreiller sous sa tête et de la laisser en paix. C’est le Dr Altim Thool, lui-même, qui la déplaça pour la première fois lorsqu’il vint l’examiner.
— Et alors ?
— Il s’ensuit donc, Elijah, une nouvelle chaîne de possibilités. Mme Delmarre est la meurtrière. L’arme du crime se trouve bien toujours sur les lieux, mais le Dr Thool l’enlève et s’en défait pour protéger Mme Delmarre.
Baley reprit un air dédaigneux. Il s’était presque laissé prendre à la démonstration du robot et attendait une solution plus sensée de l’énigme :
— Mais, et le motif ? Voyons ? Pourquoi le Dr Thool se serait-il livré à un acte pareil ?
— Pour une excellente raison. Souvenez-vous des remarques de Mme Delmarre à son sujet : « C’est toujours lui qui s’est occupé de moi, depuis que j’étais toute gosse. Il a toujours été si gentil, si doux. » Aussi, me suis-je demandé s’il n’avait pas un motif spécial de prendre un tel soin d’elle. C’est la raison pour laquelle je me suis rendu à la ferme aux fœtus et ai étudié les archives. Et, ce que j’avais vaguement entrevu comme une éventualité incertaine s’est révélé la très exacte vérité.
— Qu’est-ce à dire ?
— Le Dr Altim Thool est le père de Gladïa Delmarre et, bien plus, il est au courant des liens de parenté entre eux.
Pas un instant, Baley n’eut l’idée de mettre en doute les paroles du robot. Il éprouvait par contre une vive contrariété de ce que ce fût le robot Daneel Olivaw, et non lui-même, qui ait poussé jusqu’à son terme l’analyse intégrale des données de l’enquête. Et même ainsi, d’ailleurs, il sentait que quelque chose manquait à cette brillante théorie.
— Avez-vous parlé au Dr Thool ? demanda-t-il.
— Oui. Je l’ai également consigné en sa demeure.
— Et que dit-il ?
— Il reconnaît qu’il est le père de Mme Delmarre. Je lui ai mis sous les yeux les preuves du fait et les preuves de ses nombreuses démarches au sujet de la santé de sa fille lorsqu’elle était encore une enfant. De par sa profession, il avait, sur ce chapitre, plus de liberté qu’on n’en eût accordé à un quelconque Solarien.
— Pourquoi s’était-il inquiété de la santé de sa fille ?
— C’est un aspect de la question qui m’a également frappé, Elijah. Il était déjà assez âgé lorsqu’il obtint une dispense spéciale l’autorisant à avoir un enfant supplémentaire. Qui plus est, il réussit à procréer à cet âge avancé. Il attribue le fait à la valeur de ses gènes et à sa bonne forme physique. Et il tire plus de fierté de cette paternité qu’il n’est courant sur cette planète. De plus, sa profession de médecin qui, sur Solaria, est assez mal considérée en raison de la présence effective qu’elle requiert, lui rend plus nécessaire encore le besoin de chérir cette fierté. Aussi, a-t-il toujours maintenu des liens discrets avec sa descendante.
— Et Gladïa, elle, sait-elle quoi que ce soit de tout ceci ?
— De l’aveu même du Dr Thool, Elijah, elle n’est au courant de rien.
— Le Dr Thool reconnaît-il avoir subtilisé l’arme ? continua Baley.
— Non. Cela, il ne l’avoue pas.
— Alors, mon cher Daneel, je puis vous dire que vous n’avez rien en main.
— Rien ?
— A moins que vous ne puissiez découvrir l’arme et prouver qu’il s’en est emparé, ou au minimum que vous réussissiez à obtenir son aveu, vous n’avez aucune preuve en main. C’est très bien, une démonstration logiquement enchaînée, mais ce n’est pas une preuve.
— Le docteur n’avouera visiblement pas, sans un interrogatoire très poussé d’un genre auquel je ne puis me livrer. Sa fille est chère à son cœur.
— Mais non, mais non, dit Baley. Ses sentiments vis-à-vis de sa fille ne sont pas ceux auxquels nous sommes habitués, vous et moi. Solaria est un monde à part.
Il marchait de long en large dans la pièce, histoire de se détendre les nerfs.
— Daneel, dit-il, vous venez de me faire un brillant exposé d’une logique irréfutable. Malheureusement, tout cela ne tient pas debout. (Un être logique, mais non intelligent. N’était-ce pas là la définition type du robot ?) Le Dr Thool est un vieil homme, reprit-il, et ses meilleures années sont derrière lui, même si, il y a quelque trente ans, il s’est montré capable de procréer une fille. Même les Spaciens deviennent séniles. Maintenant, représentez-vous ce vieillard examinant sa fille évanouie et son gendre décédé de mort violente. Pouvez-vous-vous imaginer tout ce qu’une telle situation a pour lui d’inhabituel ? Pouvez-vous, un instant, supposer qu’il ait gardé tout son sang-froid au point même de se livrer à une série d’actes véritablement ahurissants ?
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