— Un homme est mort, Élaine.
— Ce n’est pas toi qui l’as tué.
— On peut se poser la question.
— Non, Chris, on ne peut pas se la poser. Galliano est passé par-dessus cette colline par accident ou par volonté de se détruire. Peut-être regrettait-il ses péchés, peut-être pas, mais c’étaient ses péchés, pas les tiens.
— Je l’ai exposé au ridicule.
— Tu as exposé un travail à la fois gravement bâclé, intéressé et dangereux pour des innocents. Il se trouve que ce travail est celui de Galliano, et il se trouve aussi que Galliano est tombé en moto dans la Monongahela, mais c’était son choix, pas le tien. Tu as écrit un bon livre…
— Nom de Dieu, Élaine, dans quelle mesure le monde a-t-il besoin d’un autre putain de bon livre ?
— … bon et sincère, et tu l’as écrit poussé par une indignation loin d’être injustifiée.
— Merci de le dire, mais…
— Et le problème, c’est que tu n’as manifestement rien obtenu d’utile à Crossbank, et j’ai peur que tu n’obtiennes rien ici non plus, et que tu ne respectes pas la date limite afin de pouvoir poursuivre avec plus d’efficacité le projet d’auto-flagellation dans lequel tu t’es embarqué. Ce qui manque un max de professionnalisme. Je veux dire, Vogel est un tordu, mais au moins il produira un papier. »
Chris caressa un instant l’idée de se lever et de quitter le restaurant. Il pourrait rentrer au gymnase et interviewer quelques-uns des journaliers bloqués à Blind Lake. Ils lui parleraient, eux, au moins. Il n’obtiendrait d’Élaine que davantage de culpabilité, et il en avait déjà eu son content, merci bien.
Le saumon arriva, se figeant dans un filet de beurre.
« Ce qu’il faut que tu fasses… » Elle marqua un temps d’arrêt. Le serveur agitait un énorme moulin à poivre au-dessus de la table. « Virez-moi ce truc de là, s’il vous plaît. »
L’homme prit la fuite.
« Ce qu’il faut que tu fasses, Chris, c’est arrêter de te comporter comme si tu devais avoir honte de quelque chose. Ce livre que tu as écrit, utilise-le. Si quelqu’un s’y montre hostile, affronte-le. Si on a peur de toi à cause de ce bouquin, utilise cette peur. Si on te donne des réponses évasives, tu peux au moins décrire la manière dont on te répond évasivement et comment on se sent à Blind Lake dans la peau d’un paria. Mais ne rate pas cette chance. » Elle se pencha en avant et ses manches s’agitèrent dangereusement près de la sauce. « Parce que le fait est, Chris, qu’on est à Blind Lake. Le populo n’a peut-être qu’une vague notion de ce qu’il se passe ici, mais nous, nous sommes mieux informés que cela, pas vrai ? C’est ici qu’on réécrit tous les manuels. C’est ici que l’espèce humaine commence à définir sa place dans l’univers. C’est ici le pivot de ce que nous sommes et de ce que nous allons devenir.
— On dirait un prospectus. »
Elle se recula. « Pourquoi ? Tu me penses trop ridée et trop cynique pour reconnaître quelque chose de vraiment stupéfiant ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je…
— Pour ce que cela vaut, tu m’as surprise dans un moment de sincérité.
— Élaine, je ne suis pas d’humeur à entendre un sermon, c’est tout.
— Eh bien, je ne te pensais pas vraiment d’humeur à cela. OK, Chris. Agis comme bon te semble. » Elle fit un geste en direction de son assiette. « Mange ce pauvre poisson maltraité.
— Une tente, dit-il. Le plateau de Gobi.
— Ouais, bon, une espèce de tente. Un habitat gonflable parachuté de Pékin. Avec des cellules énergétiques rechargeables, un chauffage nocturne et toutes les chaînes satellites.
— Tout comme Roy Chapman Andrews ?
— Eh, fit-elle. Je suis journaliste, pas martyre. »
Au grand désarroi de Marguerite, et à l’immense déception de Tessa, la réception vidéo et téléchargement ne s’améliora pas du week-end. On ne pouvait pas davantage communiquer par téléphone ou réseau au-delà du périmètre de Blind Lake.
Marguerite supposa qu’il s’agissait d’une nouvelle manifestation des protocoles de sécurité franchement complexes de Blind Lake. Elle avait connu plusieurs blocus de ce genre quand elle travaillait à Crossbank. La plupart n’avaient pas duré plus de quelques heures, même si l’un (dû à un survol sans autorisation, en fait un simple pilote privé ayant grillé ses puces de navigation et ses transpondeurs) avait créé un petit scandale et provoqué le verrouillage du périmètre de sécurité pendant presque une semaine.
Ici à Blind Lake, le blocus, du moins pour Marguerite, n’avait rien de vraiment gênant, du moins pour le moment. Elle n’avait aucun déplacement de prévu ni aucun besoin urgent de parler à qui que ce soit de l’extérieur. Son père l’appelait de l’Ohio tous les samedis, mais il n’ignorait rien des problèmes de sécurité et ne s’inquiéterait pas outre mesure de ne pas arriver à joindre sa fille. Cela posait en revanche un problème pour Tessa.
Non qu’elle soit un de ces enfants toujours collés au panneau vidéo. Elle aimait s’amuser à l’extérieur, même si elle jouait surtout seule, et Blind Lake était l’un de ces rares endroits sur Terre où un gamin pouvait se promener non accompagné sans réelle crainte de croiser la drogue ou le crime. Mais ce week-end-là, la météo refusait de coopérer. Le temps vif et ensoleillé du samedi matin céda la place vers midi à de gros nuages asphalte et à des averses aussi brèves que violentes. Octobre annonçant la venue de l’hiver. La température chuta brutalement à 10°C, et si Tess s’aventura une fois à l’extérieur – pour aller dans le garage fouiller un carton de poupées non déballé depuis le déménagement –, elle ne tarda pas à revenir en frissonnant sous sa veste de flanelle.
Aucun changement le dimanche, où le vent souffla en bourrasques autour des gouttières et s’engouffra dans la bouche d’aération du plafond de la salle de bains. Marguerite demanda à Tess s’il y avait une camarade de classe avec laquelle elle aimerait jouer. Après quelques hésitations, Tess finit par livrer le nom d’Edie Jerundt. Elle n’était pas certaine de l’orthographe mais Dieu merci, peu de noms commençant par J figuraient dans l’annuaire interne de Blind Lake.
La mère d’Edie, Connie Jerundt – analyste séquentielle à Imagerie, apprit Marguerite –, proposa aussitôt de la leur amener pour jouer (sans même demander son avis à Edie, ce qui conduisit Marguerite à supposer que celle-ci s’ennuyait autant que Tess). Connie et sa fille arrivèrent moins d’une heure après. Elles se ressemblaient tellement qu’on aurait dit des poupées russes, l’une se nichant confortablement à l’intérieur de l’autre, sans autres différences que leurs dimensions. Toutes deux avaient de grands yeux et des cheveux châtain terne ébouriffés, des caractéristiques atténuées par l’âge adulte chez Connie mais concentrées sur le petit visage d’Edie.
Edie Jerundt avait apporté quelques téléchargements récents et les deux fillettes s’installèrent aussitôt devant le panneau vidéo. Quinze minutes durant, Connie discuta avec nervosité du long blocus de sécurité et de ses inconvénients – elle avait projeté de se rendre à Constance afin de prendre de l’avance dans ses achats de Noël – puis s’excusa en promettant de venir récupérer Edie avant 17 heures.
Marguerite observa les deux filles qui regardaient le panneau vidéo dans le salon.
Les téléchargements – des aventures de La Fille Panda – étaient un peu bébé pour Tess, et Edie avait aussi apporté ces lunettes synchronisées avec les images qu’on disait mauvaises pour les yeux si on les portait plus de quelques heures. Les séquences d’action poussées en 3D les firent tressaillir toutes les deux.
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