Il s’est produit un événement capital, un événement qui aujourd’hui encore défie toute explication facile. On nous dit que nous avons créé, dans nos ordinateurs les plus complexes, quelque chose qui consiste essentiellement en une nouvelle forme de vie… ou bien que nous avons aidé à l’apparition d’une nouvelle génération d’une très ancienne forme de vie, une forme de vie peut-être encore plus ancienne que la Terre. Nous disposons, grâce aux installations désormais hors-service de Crossbank et de Blind Lake, d’éléments prouvant que ce processus s’est déjà produit sur deux mondes porteurs de vie, non loin de nous dans la galaxie pour le premier et à l’autre bout de celle-ci pour le second.
Mais les « étoiles de mer » – ne pourrait-on trouver un nom plus élégant pour ces structures de toute beauté ? – ne semblent pas trouver le moindre intérêt à entrer en contact avec nous, encore moins à se mêler de nos affaires. Nous avons l’exemple sur UMa47/E d’une culture intelligente qui a existé avec les étoiles de mer pendant (sans doute) des siècles, sans la moindre interaction significative.
Cela renforce l’hypothèse des étoiles de mer représentant, outre une forme de vie entièrement nouvelle, une forme de conscience tout aussi nouvelle, une forme de conscience qui ne coïncide qu’en petite partie avec la nôtre. Nous avons plongé notre regard dans les profondeurs des deux, en d’autres termes, et nous avons fini par atteindre les limites de l’intelligibilité.
Mais il existe un contre-exemple : HR8832/B, une planète sur laquelle ceux qui ont construit les noyaux quantiques des étoiles de mer ont complètement disparu. Peut-être de manière naturelle, lors d’une extinction, peut-être pas. Peut-être nous donne-t-on le choix. Peut-être une espèce qui cherche sincèrement à comprendre les étoiles de mer n’y parvient-elle qu’en changeant de nature. Peut-être, pour vraiment comprendre ce mystère, aurons-nous à le prendre à bras-le-corps et à devenir lui. Heisenberg n’avait-il pas remarqué que l’observateur et l’observé devenaient inextricablement liés ?
Cela occupait une page et demie, et c’était un bon article. Sérieux et prudent dans son raisonnement. Signé Élaine Coster, « une journaliste scientifique de renom tout juste sortie des camps de quarantaine de l’Utah ».
Chris jeta un coup d’œil à Tess qui bâillait, vautrée sur les coussins en tapisserie du canapé de son grand-père.
Tess n’avait pas parlé de la Fille-Miroir aux autorités. Marguerite et Chris non plus.
Non parce que tous trois s’étaient entendus au préalable pour garder le silence. Chacun d’eux avait pris cette décision de son côté, à cause, du moins pour Chris, d’une réticence à signaler des événements qui ne pourraient qu’être mal compris.
Une histoire irracontable. Un journaliste devait-il vraiment croire à ce genre de choses ? Mais ce qu’il avait ressenti allait au-delà d’une simple peur du ridicule. Il s’était produit des choses qu’il ne pouvait expliquer de manière satisfaisante, ne serait-ce qu’à lui-même. Des choses qui ne feraient jamais les gros titres.
Tess s’adressa à lui sans quitter des yeux le panneau vidéo : « Je suis un peu fatiguée.
— Ça va être l’heure d’aller au lit », reconnut Chris.
Il l’accompagna à l’étage dans la petite chambre d’amis de la maison de son grand-père. Elle dit qu’elle allait sans doute lire jusqu’à ce que Marguerite vienne la border. Chris répondit n’y voir aucune objection.
Elle s’étendit sur l’édredon. « J’ai dormi dans la même chambre la dernière fois que je suis venue, dit Tess, il y a trois ans. Quand mon père était avec nous. »
Chris hocha la tête.
La fenêtre, entrouverte de quelques centimètres, répandait dans la pièce des arômes de fin d’été. Tess n’y toucha pas mais descendit le store jaune jusqu’à toucher le rebord, masquant la vitre.
« Tu ne l’as pas revue depuis Blind Lake, pas vrai ? » demanda Chris. En parlant de la Fille-Miroir.
« Non, répondit Tess.
— Tu penses qu’elle est toujours dans le coin ? »
La fillette haussa les épaules.
« Tu y penses souvent, Tess ? Il t’arrive de te demander qui elle était ?
— Oh, je sais. Elle était… » Mais les mots semblant lui emmêler la langue, elle se tut et resta un moment les sourcils froncés.
À Blind Lake, Tess avait identifié la Fille-Miroir aux processeurs O/BEC. Comme si les O/BEC, éveillés à un début de conscience, avaient voulu une fenêtre sur le monde humain dans lequel ils étaient nés.
Et à Crossbank comme à Blind Lake, ils avaient choisi Tess. Pourquoi elle ? Peut-être n’y a-t-il pas vraiment de réponse, se dit Chris, pas davantage qu’à celle de savoir pourquoi les chercheurs de Blind Lake ont choisi ce Sujet parmi d’innombrables autres individus quasi identiques. Cela aurait pu être n’importe qui. Il fallait que ce soit quelqu’un.
Tess trouva les mots qu’elle cherchait : « Elle était l’Œil, déclara-t-elle d’un ton solennel. Et moi le télescope. »
Sortant sur les talons de son père par la porte de derrière, Marguerite retrouva la fraîcheur de la nuit d’été. Seul le jardin était éclairé, par des tiges luminescentes plantées au milieu des coléus, et elle s’arrêta le temps de s’habituer à l’obscurité.
« J’imagine que tu sais ce que c’est que ça », dit Chuck Hauser. Un sourire aux lèvres, il s’écarta d’un pas.
La respiration de Marguerite se bloqua dans sa gorge. « Un télescope ! Mon Dieu, il est magnifique ! Ou l’as-tu eu ? »
On ne trouvait plus de télescopes optiques pour astronomes amateurs dans le commerce depuis des années. Si l’on voulait regarder le ciel nocturne, on branchait une lentille photomultiplicatrice sur son serveur domestique, ou mieux, on se connectait à l’une des observations célestes publiques. Les vieux télescopes Dobson de ce genre valaient une fortune chez les antiquaires.
Et celui-là était vraiment vieux, comme son examen le lui montra : en excellent état, mais bel et bien du millénaire précédent. Aucune fixation pour suivi numérique : rien que des orbites et des vis sans fin, lubrifiées avec amour.
« Les mécanismes ont été restaurés et remis en état, lui apprit son père. Il est équipé d’une nouvelle optique conforme aux spécifications d’origine. À part cela, il est intégralement d’époque.
— Ça a dû coûter une fortune !
— Non, non. » Il eut un sourire chagrin. « Mais pas loin.
— Depuis quand t’intéresses-tu à l’astronomie ?
— Ne sois pas obtuse, Margie. Je ne l’ai pas acheté pour moi. C’est un cadeau. Il te plaît ? »
Il lui plaisait en effet beaucoup. Elle serra son père dans ses bras. Il ne pouvait pas avoir eu les moyens de l’acheter. Il avait dû prendre une deuxième hypothèque sur la maison.
« Quand tu étais jeune, dit Chuck Hauser, c’était du chinois, pour moi, tout ça.
— Tout ça quoi ?
— Tu sais, les étoiles, les planètes. Tout ce à quoi tu t’intéressais tant. Et maintenant, je me dis que j’aurais dû prendre le temps de m’y intéresser d’un peu plus près. C’est ma manière de te dire que j’admire ce que tu as accompli. Je commence peut-être même à le comprendre. Bon… tu crois que tu pourras l’emballer assez serré pour qu’il rentre dans ta petite voiture ?
— On trouvera un moyen.
— J’ai remarqué que Chris et toi aviez mis vos bagages dans la même chambre. »
Elle rougit. « Vraiment ? Je n’ai pas fait attention… c’est juste par habitude, en fait… »
Elle n’arrivait qu’à rendre la situation encore plus désagréable.
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