» Nous allons au concert. Je l’ai emmenée quelques fois à l’Institut d’Art, et puis nous travaillons ensemble. Je vous l’ai dit. Nous examinons ensemble mes dessins, ou les siens. Pour être tout à fait franc, je ne trouve pas très intéressant de travailler sur des robots, mais à chacun ses idées, vous savez. Tenez, par exemple, elle était stupéfaite quand je lui ai expliqué pourquoi il était si important de couper les cheveux correctement… Les siens ne sont pas très bien coiffés… Mais, le plus souvent, nous nous promenons, à pied.
— A pied ? Où donc ?
— Sans but particulier. De simples promenades. C’est son habitude, c’est ainsi qu’elle a été élevée à Solaria. Etes-vous jamais allé à Solaria ?… Oui, bien sûr, que je suis bête… A Solaria, il y a d’immenses propriétés avec un seul être humain ou deux, et à part ça rien que des robots. On peut faire des kilomètres à pied en restant solitaire, et Gladïa me dit que cela vous donne l’impression que toute la planète vous appartient. Les robots sont toujours là, naturellement, pour vous surveiller et prendre soin de vous mais ils restent hors de vue et ici, à Aurora, elle regrette cette sensation de posséder le monde.
— En somme, elle aimerait posséder le monde ?
— Vous voulez dire par ambition, par goût du pouvoir ? C’est de la folie. Elle veut simplement dire que l’impression d’être seule avec la nature lui manque. J’avoue que je ne le comprends pas très bien, mais je ne veux pas la contrarier. Il est évident qu’on ne peut trouver à Aurora cette sensation solarienne de solitude. On rencontre fatalement du monde, surtout dans la zone urbaine d’Eos, et les robots ne sont pas programmés pour rester hors de vue. En fait, les Aurorains se déplacent en général avec des robots… Malgré tout, je connais des chemins agréables, pas trop encombrés, et Gladïa les aime bien.
— Et vous ?
— Au début, seulement parce que j’étais avec Gladïa. Les Aurorains sont grands marcheurs aussi, dans l’ensemble, mais je dois reconnaître que je ne le suis pas. Au commencement, mes muscles protestaient et Vasilia se moquait de moi.
— Elle était au courant de vos promenades, alors ?
— Eh bien, un jour, je suis arrivé en boitant, j’avais mal aux cuisses, les articulations qui craquaient et j’ai dû lui expliquer. Elle a ri en disant que c’était une bonne idée et que le meilleur moyen d’obtenir que les marcheurs acceptent vos offres, c’était de marcher avec eux. « Persévérez, disait-elle, et elle reviendra sur ses refus avant que vous ayez l’occasion de vous offrir encore une fois. Elle s’offrira d’elle-même. » Ce n’est pas arrivé, mais malgré tout j’ai fini par beaucoup aimer nos promenades.
Gremionis semblait avoir surmonté son emportement et il était tout à fait à l’aise. Peut-être pensait-il aux promenades, se dit Baley, car il avait un demi-sourire aux lèvres. Il avait l’air plutôt sympathique – et vulnérable – tandis qu’il se rappelait on ne sait quelles bribes de conversation au cours d’une promenade on ne sait où. Baley faillit sourire aussi.
— Vasilia sait donc que vous avez poursuivi ces promenades ?
— Sans doute. J’ai pris l’habitude de m’accorder les mercredis et les samedis, parce que cela convenait à l’emploi du temps de Gladïa et parfois Vasilia plaisantait à ce sujet quand je lui apportais des croquis.
— Est-ce que le docteur Vasilia aime la marche ?
— Certainement pas.
Baley changea de position et contempla attentivement ses mains en disant :
— Je suppose que des robots vous accompagnaient dans vos promenades ?
— Oui, bien sûr. Un des miens, un des siens. Mais ils restaient plutôt à distance. Ils n’étaient pas sur nos talons, à la manière auroraine, comme dit Gladïa. Elle disait qu’elle préférait la solitude solarienne, alors je ne demandais pas mieux que de lui faire plaisir. Encore qu’au début, j’attrapais un torticolis à force de me retourner pour voir si Brundij était toujours avec moi.
— Et quel robot accompagnait Gladïa ?
— Ce n’était pas toujours le même. De toute façon, il se tenait à l’écart aussi. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler.
— Et Jander ?
Aussitôt, la figure de Gremionis s’assombrit.
— Quoi, Jander ? grogna-t-il.
— Il n’est jamais venu, lui ? S’il était venu, vous l’auriez su, n’est-ce pas ?
— Un robot humaniforme ? Certainement. Il ne nous a jamais accompagnés. Jamais.
— Vous en êtes certain ?
— Absolument, répliqua Gremionis avec mauvaise humeur. Elle devait le trouver trop précieux pour le gaspiller en lui confiant des tâches à la portée de n’importe quel robot.
— Vous paraissez agacé. Vous le pensiez aussi ?
— C’était son robot. Je ne m’en souciais pas.
— Et vous ne l’avez jamais vu quand vous étiez chez Gladïa ?
— Jamais.
— Vous a-t-elle parlé de lui ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Gremionis secoua la tête.
— Non. Pourquoi aurions-nous parlé de robots ? Les yeux sombres de Baley se fixèrent sur la figure du jeune homme.
— Aviez-vous une idée des rapports entre Gladïa et Jander ?
— Vous voulez dire qu’il y en avait, entre eux ?
— Est-ce que cela vous surprendrait ?
— Ce sont des choses qui arrivent, marmonna Gremionis. Ce n’est pas insolite. On peut se servir d’un robot, parfois, si on en a envie. Et un robot humaniforme… totalement humaniforme, je crois…
— Totalement, affirma Baley.
Gremionis fit une grimace.
— Eh bien, dans ce cas, une femme aurait du mal à résister, je pense.
— Elle vous a résisté, à vous. Ça ne vous gêne pas que Gladïa vous ait préféré un robot ?
— Ma foi, si on en arrive là… J’avoue avoir du mal à croire que ce soit vrai mais, si ça l’est, il n’y a aucune raison de s’en inquiéter. Un robot n’est qu’un robot. Une femme et un robot, ou un homme et un robot, ce n’est que de la masturbation.
— Très franchement, vous avez tout ignoré de ces rapports ? Vous n’avez jamais rien soupçonné ?
— Je n’y ai jamais pensé.
— Vous ne le saviez pas ? Ou bien vous le saviez mais n’y faisiez pas attention ?
Gremionis fronça les sourcils.
— Vous recommencez à insister. Que voulez-vous que je vous dise ? Maintenant que vous me mettez cette idée dans la tête, et que vous insistez, il me semble, avec le recul, que je me suis peut-être interrogé. Malgré tout, je n’ai jamais eu l’impression qu’il se passait quelque chose avant que vous vous mettiez à poser des questions.
— Vous en êtes bien sûr ?
— Oui, j’en suis sûr. Ne me harcelez pas !
— Je ne vous harcèle pas. Je me demande simplement s’il est possible que vous ayez su que Gladïa avait des rapports sexuels réguliers avec Jander, si vous saviez que jamais elle ne vous accepterait comme amant tant que cette liaison durerait, si vous la désiriez tant que vous auriez fait n’importe quoi pour éliminer Jander, en un mot, si vous étiez si jaloux que vous…
A ce moment Gremionis – comme si un ressort, tenu serré depuis plusieurs minutes, s’était brusquement détendu – se jeta sur Baley en poussant un grand cri. Baley, pris au dépourvu, eut un mouvement de recul instinctif et sa chaise bascula en arrière.
Immédiatement, des bras solides entourèrent Baley. Il se sentit soulevé. La chaise fut redressée et il eut conscience d’être soutenu par un robot. Il était facile d’oublier leur présence dans une pièce, quand ils se tenaient immobiles et silencieux dans leurs niches.
Читать дальше