— Vous dites cela d’une manière insultante…
— Excusez-moi. Je n’avais aucune intention de vous insulter. Répondez à ma question, s’il vous plaît.
— Eh bien, oui, c’est vrai.
— Combien de fois vous êtes-vous offert ?
— Je n’ai pas compté. Quatre fois. Ou cinq. Ou peut-être plus.
— Et elle vous a toujours repoussé ?
— Oui, bien sûr, sinon je n’aurais pas fait de nouvelles offres, n’est-ce pas ?
— Vous repoussait-elle avec colère ?
— Oh non ! Ce ne serait pas Gladïa. Non, très gentiment.
— Est-ce que cela vous a poussé à vous offrir à d’autres ?
— Pardon ?
— Quand Gladïa vous a rejeté. Par réaction, vous auriez pu vous offrir à quelqu’un d’autre. Pourquoi pas ? Si Gladïa ne voulait pas de vous…
— Non ! Je ne veux personne d’autre.
— Pourquoi, à votre avis ?
Gremionis soupira.
— Comment voulez-vous que je sache pourquoi ? Je veux Gladïa. C’est un… une espèce de folie, encore que je pense que ce soit la folie la meilleure et la plus raisonnable. Je serais fou de ne pas souffrir de ce genre de folie… mais vous ne pouvez pas comprendre, bien sûr.
— Avez-vous essayé d’expliquer cela à Gladïa ? Elle comprendrait peut-être, elle.
— Jamais. Je lui ferais de la peine. Je la gênerais. On ne parle pas de ces choses-là. Je devrais consulter un mentologue.
— Vous ne l’avez pas fait ?
— Non.
— Pourquoi ?
Gremionis fronça les sourcils.
— Vous avez le chic de poser les questions les plus indiscrètes, Terrien !
— Sans doute parce que je suis un Terrien. Je ne suis pas très raffiné. Mais je suis aussi un enquêteur et je dois être éclairé. Pourquoi n’avez-vous pas consulté un mentologue ?
Gremionis surprit Baley en éclatant de rire.
— Je vous l’ai dit. Le remède serait pire que le mal. Je préfère être repoussé par Gladïa qu’accepté par n’importe quelle autre personne. Rendez-vous compte ! Avoir l’esprit dérangé et vouloir qu’il reste dérangé ! Tous les mentologues me soumettraient à un traitement intensif.
Baley réfléchit un moment, puis il demanda :
— Savez-vous si le Dr Vasilia est mentologue ?
— Elle est roboticienne. Il paraît que c’est ce qui s’en approche le plus. Si l’on sait comment fonctionne un robot, on doit savoir comment fonctionne le cerveau humain, du moins à ce qu’on dit.
— Avez-vous jamais pensé que Vasilia connaît ces singuliers sentiments que vous éprouvez pour Gladïa ? Gremionis se redressa.
— Je ne lui en ai jamais parlé… Du moins pas ouvertement.
— Ne serait-il pas possible qu’elle comprenne vos sentiments sans avoir à vous poser de questions ? Sait-elle que vous vous êtes offert plusieurs fois à Gladïa ?
— Ma foi… Il est arrivé qu’elle me demande si je progressais. Sur un plan strictement amical, vous savez. Je lui disais diverses choses. Rien d’intime.
— Vous êtes bien sûr qu’il n’y avait rien d’intime ? Elle vous a sûrement encouragé à persévérer, non ?
— C’est bizarre… Maintenant que vous en parlez, je vois les choses sous un autre jour. Je ne sais pas comment vous vous êtes arrangé pour me fourrer ça dans la tête. C’est vos questions, je suppose, mais il me semble maintenant qu’elle a bien continué à encourager mon amitié pour Gladïa. Elle l’a activement soutenue. (Il parut soudain mal à l’aise.) Je ne m’en étais jamais rendu compte. Dans le fond, je n’y avais jamais pensé.
— Pourquoi croyez-vous qu’elle vous a encouragé à persister à vous offrir à Gladïa ?
Gremionis fronça les sourcils et lissa machinalement sa moustache.
— Elle essayait peut-être de se débarrasser de moi ? De s’assurer que je ne viendrais plus l’importuner ? Ce n’est pas très flatteur pour moi, on dirait, ajouta-t-il avec un petit rire gêné.
— Est-ce que le Dr Vasilia vous a conservé son amitié ?
— Oh oui, tout à fait. Elle était même plus amicale, dans un sens.
— Vous a-t-elle conseillé, expliqué, comment mieux réussir auprès de Gladïa ? Par exemple, en vous intéressant à ce qu’elle faisait, à son art ?
— Elle n’en avait pas besoin. Le travail de Gladïa ressemble beaucoup au mien. Je m’occupe d’êtres humains et elle de robots mais nous sommes tous deux stylistes, artistes… Ça rapproche, vous savez. Parfois, nous nous entraidions, même. Quand je ne m’offrais pas, et que donc je n’étais pas repoussé, nous étions très bons amis… C’est beaucoup, si l’on veut bien y réfléchir.
— Est-ce que le Dr Vasilia vous a suggéré de vous intéresser davantage aux travaux du Dr Fastolfe ?
— Pourquoi l’aurait-elle suggéré ? J’ignore tout des travaux de Fastolfe.
— Gladïa pourrait s’intéresser à ce que fait son bienfaiteur, et cela aurait été pour vous une façon de vous glisser dans ses bonnes grâces.
Gremionis ferma à demi les yeux. Il se leva, avec une violence presque explosive, marcha jusqu’au fond de la pièce, revint et se planta devant Baley.
— Vous… écoutez… une minute ! Je ne suis peut-être pas l’homme le plus intelligent de cette planète, même le second, mais je ne suis pas un fichu imbécile ! Je vois où vous voulez en venir, vous savez.
— Ah ?
— Toutes vos questions ont réussi à me faire plus ou moins avouer que c’est le Dr Vasilia qui m’a poussé à tomber amoureux… C’est ça ! s’exclama-t-il avec un certain étonnement. Je suis amoureux, comme dans les romans historiques…
Il réfléchit un instant, d’un air quelque peu stupéfait. Et puis sa colère revint.
— Qu’elle m’a poussé à tomber amoureux et à le rester, pour que je découvre des choses grâce au Dr Fastolfe et que j’apprenne comment immobiliser ce robot, Jander ?
— Et vous ne le croyez pas ?
— Non, pas du tout ! cria Gremionis. Je n’entends rien à la robotique. Rien ! Même si la robotique m’était longuement expliquée, avec méthode, je n’y comprendrais rien. Et Gladïa non plus, je pense. D’ailleurs, je n’ai jamais interrogé personne à ce sujet. Jamais personne, ni le Dr Fastolfe ni personne, ne m’a rien dit de la robotique. Personne n’a jamais suggéré que je m’occupe de robotique. Le Dr Vasilia ne l’a jamais suggéré. Toute votre foutue hypothèse s’effondre, elle ne vaut rien ! N’y pensez plus.
Il se rassit, croisa les bras et pinça les lèvres fortement. Sa petite moustache se hérissa.
Baley leva les yeux vers les quartiers d’orange qui bourdonnaient toujours leur légère mélodie, en diffusant une lumière aux couleurs changeantes et en se balançant doucement sur un rythme hypnotique.
Si l’éclat de Gremionis avait désorganisé l’attaque de Baley, il n’en montra rien.
— Je comprends ce que vous me dites, mais il n’en reste pas moins vrai que vous voyez beaucoup Gladïa, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Oui, c’est vrai.
— Vos offres répétées ne l’offensent pas et ses refus répétés ne vous offensent pas non plus ?
Gremionis haussa les épaules.
— Mes offres sont polies. Ses refus n’ont rien d’agressif. Pourquoi serions-nous offensés ?
— Mais comment passez-vous le temps, quand vous êtes ensemble ? Les rapports sexuels sont exclus, manifestement, et vous ne parlez pas de robotique. Alors que faites-vous ?
— Est-ce que la bonne compagnie se limite à ça, la sexualité ou la robotique ? Nous faisons beaucoup de choses ensemble. Nous bavardons, d’abord. Elle est très curieuse d’Aurora et je passe des heures à décrire notre planète. Elle l’a très peu visitée, vous savez. Et elle passe des heures à me parler de Solaria, du trou infernal que c’est, apparemment. J’aimerais encore mieux vivre sur Terre, soit dit sans vous offenser. Et puis il y a son mari, qui est mort. Quel sale caractère il avait. Gladïa a eu une triste vie.
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