L’expression posée de Baley masquait une fureur intérieure. Qui était donc Gremionis, pour qu’il lui donne un tel conseil ? Pourquoi dire à un autre de faire ce que lui-même rêvait de faire ?
Baley en revint à l’affaire, d’une voix un peu plus grave que la normale.
— Vous avez cité le nom du directeur de l’Institut de Robotique, tout à l’heure. Pourriez-vous me répéter ce nom ?
— Kelden Amadiro.
— Et y a-t-il un moyen dé le joindre, d’ici ?
— Eh bien, oui et non. Vous pouvez joindre sa réceptionniste, ou son assistant. Je doute que vous puissiez le voir. C’est un homme assez distant, à ce qu’on dit. Je ne le connais pas personnellement, bien sûr. Je l’ai aperçu, mais je ne lui ai jamais parlé.
— Si je comprends bien, il ne vous emploie pas comme styliste personnel, pour ses costumes ou sa coiffure ?
— Je crois qu’il n’emploie personne et, à en juger par les quelques occasions où je l’ai aperçu, ça se voit. Naturellement, je préférerais que vous ne répétiez pas cette réflexion.
Vous avez sûrement raison, mais je vous promets le secret, assura gravement Baley. J’aimerais quand même essayer de le rencontrer, malgré sa réputation de réserve. Si vous avez un poste d’holovision, me permettez-vous de m’en servir à cette fin ?
— Brundij peut vous demander la communication.
— Non, je crois que mon partenaire, Daneel, devrait… Si cela ne vous gêne pas, naturellement.
— Non, non, ça ne me gêne pas du tout. Le poste est par ici, si vous voulez bien me suivre. Le numéro à former est le 75-30-hausse-20, Daneel.
Daneel inclina la tête.
— Merci, monsieur.
La pièce contenant le poste d’holovision était absolument vide, à part un mince pilier d’un côté. Il s’arrêtait à hauteur de la taille et il était surmonté d’une surface plane sur laquelle était posé un pupitre assez complexe. Le pilier se trouvait au milieu d’un cercle d’un gris neutre, tracé sur le revêtement de sol vert clair. A côté, il y avait un cercle identique, de la même taille et de la même couleur, mais sans pilier.
Daneel s’avança vers le pupitre et, au même instant, le cercle sur lequel il se tenait devint d’un blanc vaguement lumineux. Sa main se déplaça au-dessus des touches, et ses doigts pianotèrent si vite que Baley ne put voir au juste ce qu’ils faisaient. Cela dura à peine quelques secondes et puis l’autre cercle prit une luminescence exactement semblable à celle du premier. Un robot y apparut, d’aspect tridimensionnel, mais entouré d’un très faible scintillement révélant que c’était une image holographique. A côté de lui, il y avait un pupitre semblable à celui qu’avait utilisé Daneel, mais qui scintillait comme le robot ; c’était donc aussi une image.
— Je suis R. Daneel Olivaw, dit Daneel (en insistant un peu sur le R, afin que le robot ne le prenne pas pour un être humain), et je représente mon partenaire, Elijah Baley, un inspecteur de la Terre. Mon partenaire voudrait parler au Maître roboticien Kelden Amadiro.
— Maître Amadiro est en conférence, répondit le robot. Lui suffirait-il de parler au roboticien Cicis ? Daneel se tourna aussitôt vers Baley, qui acquiesça.
— Ce sera tout à fait satisfaisant, dit Daneel.
— Si tu veux bien prier l’inspecteur Baley de prendre ta place, je vais essayer de trouver le roboticien Cicis.
— Il vaudrait mieux peut-être que tu ailles d’abord… Mais Baley intervint :
— Ça ne fait rien, Daneel. Je veux bien attendre.
— Camarade Elijah, en tant que représentant personnel du Maître roboticien Han Fastolfe, vous êtes assimilé à son rang social, du moins temporairement. Vous n’avez pas à attendre que…
— Je te dis que ça ne fait rien, Daneel ! interrompit Baley avec suffisamment de force pour couper court à toute discussion. Je ne veux pas provoquer de retard pour des questions d’étiquette.
Daneel quitta le cercle et Baley prit sa place. Il ressentit un léger picotement (peut-être imaginaire) qui passa vite.
L’image du robot, debout sur l’autre cercle, s’estompa et disparut. Baley attendit patiemment et finalement une autre image apparut en trois dimensions.
— Maloon Cicis, dit l’image d’une voix claire, assez cassante.
L’homme avait des cheveux couleur de bronze, coupés très court, et cela seul suffisait à lui donner un type spatien caractéristique, aux yeux de Baley, bien qu’une certaine asymétrie de l’arête du nez fût très peu spatienne.
— Je suis l’inspecteur Elijah Baley et je viens de la Terre. Je voudrais parler au Maître roboticien Kelden Amadiro.
— Avez-vous rendez-vous, inspecteur ?
— Non, monsieur.
— Alors il faudra en fixer un si vous désirez le voir et son temps est complètement pris cette semaine et la semaine prochaine.
— Je suis l’inspecteur Elijah Baley, de la Terre…
— Je l’ai fort bien compris. Cela ne change rien à la réalité.
— A la demande du Dr Han Fastolfe, et avec l’autorisation de la Législature d’Aurora, je procède à une enquête sur le meurtre du robot Jander Panell…
— Le meurtre du robot Jander Panell ? demanda Cicis si poliment que cela indiquait du mépris.
— Le roboticide, si vous préférez. Sur la Terre, la destruction d’un robot ne serait pas une grosse affaire, mais à Aurora, où les robots sont traités plus ou moins comme des êtres humains, il me semble que le mot « meurtre » peut être employé.
— Qu’il s’agisse de meurtre ou de roboticide, il demeure impossible de voir le Maître roboticien Amadiro.
— Puis-je laisser un message pour lui ?
— Si vous voulez.
— Lui sera-t-il transmis immédiatement ? En ce moment même ?
— Je peux essayer, mais il est évident que je ne garantis rien.
— Je comprends. Je tiens à aborder plusieurs points, que je vais numéroter. Peut-être aimeriez-vous prendre des notes…
Cicis sourit légèrement.
— Je crois que je serai capable de tout me rappeler.
— Premièrement, quand il y a crime, il y a un criminel, et j’aimerais fournir l’occasion au Dr Amadiro de présenter sa propre défense…
— Quoi ! s’exclama Cicis.
(Et Gremionis, qui observait dans le fond de la pièce, en resta bouche bée.)
Baley parvint à imiter le léger sourire ironique qui venait de disparaître.
— Vais-je trop vite pour vous, monsieur ? Aimeriez-vous prendre des notes, après tout ?
— Accuseriez-vous le Maître roboticien d’avoir un rapport quelconque avec l’affaire Jander Panell ?
— Au contraire, roboticien. C’est parce que je ne veux pas l’accuser que je dois le voir. Je ne voudrais pas l’impliquer avec le robot immobilisé, en me fondant sur des informations incomplètes, alors qu’un mot de lui pourrait tout éclaircir.
— Vous êtes fou !
— Très bien. Alors dites au Maître roboticien qu’un fou veut lui dire un mot afin d’éviter de l’accuser de meurtre. C’est mon premier point. Il y en a un second. Pouvez-vous lui dire que ce même fou vient de procéder à un long interrogatoire détaillé du styliste personnel Santirix Gremionis et qu’il appelle de l’établissement de Gremionis. Quant au troisième point… Suis-je trop rapide pour vous ?
— Non ! Achevez !
— Le troisième point est le suivant. Il se peut que le Maître roboticien, qui est un homme extrêmement important et très occupé, ne se rappelle pas qui est le styliste Santirix Gremionis. Dans ce cas, dites-lui, je vous prie, que c’est une personne qui vit dans l’enceinte de l’Institut et qui, dans le courant de l’année dernière, a fait de nombreuses promenades avec Gladïa, une Solarienne qui vit maintenant sur Aurora.
Читать дальше