Baley n’eut besoin de personne pour comprendre que c’était le bâtiment administratif.
— Non, Daneel, répondit-il au robot, je crains que le Dr Amadiro ne soit beaucoup trop intelligent pour nous donner la moindre prise sur lui.
— Et si c’est le cas, que comptez-vous faire ensuite ?
— Je ne sais pas, avoua Baley avec un pénible sentiment de déjà vu. Mais j’essaierai de trouver quelque chose.
Quand Baley entra dans le bâtiment administratif, sa première sensation fut le soulagement d’être maintenant à l’abri de l’éclairage anormal de l’Extérieur. La seconde fut de la stupéfaction ironique.
Sur Aurora, les établissements – les demeures particulières – étaient absolument aurorains. Pas un instant, que ce soit dans le salon de Gladïa, dans la salle à manger de Fastolfe, dans le laboratoire de Vasilia ou en utilisant le poste d’holovision de Gremionis, Baley ne s’était imaginé sur la Terre. Ces quatre maisons étaient distinctes, différentes, mais toutes appartenaient à une même espèce, un même style, aussi éloigné que possible de celui des habitations de la Terre.
Le bâtiment administratif, en revanche, représentait la fonction publique, c’était l’essence même de tout ce qui était officiel et cela, apparemment, transcendait la variété humaine commune. Il n’appartenait pas à la même espèce que les demeures d’Aurora, pas plus qu’un bâtiment officiel de la ville natale de Baley ne ressemblait à un appartement des quartiers résidentiels. Mais les deux bâtiments officiels, sur les deux mondes de nature absolument différente, se ressemblaient singulièrement.
C’était le premier endroit d’Aurora où Baley, un instant, aurait pu se croire sur la Terre. Il y avait les mêmes longs couloirs nus et froids, le même commun dénominateur le plus bas pour l’architecture et la décoration, avec des éclairages conçus pour irriter le moins de gens possible et plaire à tout aussi peu.
Il y avait quelques touches, ici et là, qu’on ne trouvait pas sur Terre, une plante verte suspendue, prospérant à la lumière artificielle et probablement (se dit Baley) équipée d’un système d’arrosage automatique. Ces petits rappels de la nature étaient absents sur la Terre, et leur présence ne l’enchantait pas. Ces pots de fleurs ne risquaient-ils pas de tomber ? N’attiraient-ils pas des insectes ? L’eau ne risquait-elle pas de couler ?
Il manquait aussi d’autres choses. Sur Terre, quand on était dans une Ville il y avait toujours la perpétuelle et grouillante animation, le bourdonnement constant des gens et des machines, même dans les édifices administratifs les plus froidement officiels. C’était le Bzz du Bizness, pour employer le jargon à la mode des journalistes et des hommes politiques de la Terre.
Ici, en revanche, tout était calme. Baley n’avait pas spécialement remarqué le silence dans les établissements qu’il avait visités dans la journée et la veille ; tout lui paraissait tellement anormal et extraordinaire qu’une bizarrerie de plus passait inaperçue. Il avait même été beaucoup plus frappé par le bourdonnement des insectes, à l’Extérieur, par le vent dans la végétation que par l’absence de ce que l’on appelait (autre cliché populaire) la constante palpitation de l’Humanité.
Mais là, dans ce bâtiment qui évoquait tellement la Terre, l’absence de la « palpitation » le déconcertait tout autant que la nuance nettement orangée de l’éclairage artificiel, qui se remarquait plus là, sur ces murs nus d’un blanc grisâtre, que dans l’abondance de décoration caractérisant les établissements aurorains.
La rêverie de Baley ne dura pas longtemps. Ils étaient juste à l’intérieur de l’entrée principale et Daneel avait allongé le bras pour retenir ses compagnons. Une trentaine de secondes s’écoulèrent avant que Baley demande, en chuchotant machinalement dans le silence :
— Pourquoi attendons-nous ?
— Parce que c’est souhaitable, camarade Elijah, répondit Daneel. Il y a un champ picotant devant nous.
— Un quoi ?
— Un champ picotant, camarade Elijah. En réalité, cette formule est un euphémisme. Ce champ stimule les extrémités nerveuses et provoque une assez vive douleur. Les robots peuvent passer, bien sûr, mais pas les êtres humains. Et toute rupture du champ, qu’elle soit causée par un robot ou un être humain, déclenche un système d’alarme.
— Comment sais-tu qu’il y a un champ picotant ?
— On peut le voir, camarade Elijah, si l’on sait le chercher. L’air semble vibrer légèrement et le mur au delà de cette zone a une nuance vaguement plus verdâtre.
— Je ne vois rien du tout ! s’exclama Baley avec indignation. Qu’est-ce qui m’empêcherait, moi ou tout autre visiteur innocent, d’entrer dans le champ et de souffrir le martyre ?
— Les membres de l’Institut portent sur eux un appareil neutralisant ; les visiteurs sont presque toujours accompagnés par un ou plusieurs robots qui détectent avec certitude le champ dangereux.
Un robot arrivait par le couloir, de l’autre côté du champ. (Sur sa surface métallique lisse, la vibration de l’air, le vague scintillement, se remarquait mieux.) Il ne fit pas attention à Giskard mais hésita un moment, son regard allant de Baley à Daneel et vice versa. Enfin, ayant pris une décision, il s’adressa à Baley, qui pensa que, peut-être, Daneel avait l’air trop humain pour être humain.
— Votre nom, monsieur ? demanda le robot.
— Je suis l’inspecteur Elijah Baley, de la Terre. Je suis accompagné par deux robots de l’établissement du Dr Fastolfe, Daneel Olivaw et Giskard Reventlov.
— Vous avez des papiers d’identité, monsieur ? Le numéro de série de Giskard apparut en chiffres phosphorescents sur le côté gauche de son torse.
— Je me porte garant de mes deux compagnons, Ami, dit-il.
Le robot examina un moment le numéro, comme s’il le comparait avec une liste enregistrée dans sa mémoire, puis il hocha la tête.
— Numéro de série accepté. Vous pouvez passer.
Daneel et Giskard avancèrent aussitôt mais Baley marcha plus lentement, en tendant le bras devant lui comme pour guetter la venue de la douleur.
— Le champ n’est plus là, camarade Elijah, lui dit Daneel. Il sera rétabli une fois que nous serons passés.
Prudence est mère de sûreté, se dit Baley, et il continua de traîner les pieds jusqu’à ce qu’il ait largement dépassé la fin supposée du barrage.
Les robots, sans manifester d’impatience ni de réprobation, attendirent que la marche hésitante de Baley l’amène jusqu’à eux.
Ils passèrent ensuite sur une rampe hélicoïdale où deux personnes seulement pouvaient se placer de front. Le robot était en tête, tout seul, Baley et Daneel derrière lui côte à côte (la main de Daneel reposant légèrement, mais presque d’un geste possessif, sur le bras de Baley), et Giskard en arrière-garde.
Baley sentit ses souliers pointer vers le haut, d’une manière plutôt inconfortable, et pensa vaguement que ce serait fatigant de devoir monter par cette rampe trop inclinée, le corps penché en avant pour conserver son équilibre. Il se dit que les semelles de ses souliers ou la surface de la rampe (ou les deux) devraient être striées ; ni les unes ni l’autre ne l’étaient.
En tête, le robot dit « Mr Baley », comme s’il donnait un avertissement, et sa main se resserra visiblement sur la rampe.
Aussitôt, la rampe se divisa en sections qui glissèrent les unes contre les autres pour former des marches. Et puis, presque immédiatement, la rampe entière se mit en marche et s’éleva. Elle effectua un tour complet, passa à travers le plafond dont un panneau avait coulissé, et quand elle s’arrêta, ils étaient (fort probablement) au premier étage. Les marches disparurent et les quatre passagers quittèrent la rampe.
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