— C’est évident.
— Cela étant bien compris, pourrais-je avoir un verre d’eau avant de commencer ?
— Certainement… Giskard, veux-tu servir Mr Baley ?
Giskard sortit aussitôt de sa niche. On entendit l’inévitable tintement de la glace, au bar dans le fond de la pièce, et presque aussitôt un grand verre d’eau apparut sur le bureau devant Baley.
— Merci, Giskard, dit-il, et il attendit que le robot ait regagné sa niche. Docteur Amadiro, ai-je raison de vous considérer comme le directeur de l’Institut de Robotique ?
— Oui, je le suis, en effet.
— Et aussi son fondateur ?
— Exact… Vous voyez, je réponds brièvement.
— Depuis combien de temps existe-t-il ?
— En tant que projet, depuis des dizaines d’années. J’ai réuni des personnes d’opinions semblables pendant au moins quinze ans. L’autorisation a été obtenue de la Législature il y a douze ans. La construction a commencé il y a neuf ans et le travail actif il y a six ans. Sous sa forme actuelle achevée, l’Institut est vieux de deux ans et nous avons des plans d’expansion à long terme… Là, vous avez une réponse plus longue, monsieur, mais présentée d’une manière raisonnablement concise.
— Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de créer l’Institut ?
— Ah ! A cela, vous ne pouvez sûrement pas attendre autre chose qu’une longue réponse.
— A votre aise, monsieur.
A ce moment, un robot apporta un plateau de petits sandwiches et de pâtisseries encore plus petites, dont aucune n’était familière à Baley. Il prit un sandwich et le trouva croustillant, pas précisément déplaisant mais assez bizarre pour qu’il ne le finisse qu’avec effort. Il le fit passer avec une gorgée d’eau.
Amadiro l’observait avec un léger amusement.
— Vous devez comprendre, monsieur Baley, que les Aurorains sont des gens insolites. Comme tous les Spatiens en général, mais en ce moment je parle des Aurorains en particulier. Nous descendons des Terriens – ce que la plupart d’entre nous ne se rappellent pas volontiers – mais nous sommes auto-sélectionnés.
— Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ?
— Les Terriens ont longtemps vécu sur une planète de plus en plus surpeuplée et se sont rassemblés dans des villes encore plus surpeuplées qui ont fini par devenir des ruches et des fourmilières, que vous appelez des Villes avec un grand V. Quelle espèce de Terriens, dans ces conditions, accepterait de quitter la Terre pour aller dans d’autres mondes déserts et hostiles, afin d’y construire de nouvelles villes à partir de rien ? De fonder des sociétés dont ils ne pourraient pas jouir de leur vivant sous leur forme achevée, de planter des arbres qui ne seraient encore que des plants à leur mort, pour ainsi dire ?
— Des gens sortant de l’ordinaire, je suppose.
— Tout à fait insolites. En particulier, des gens qui ne dépendent pas de la foule de leurs semblables au point de ne pas être capables d’affronter le vide. Des gens, même, qui préfèrent le vide, qui aimeraient travailler de leurs mains et résoudre les problèmes par eux-mêmes, plutôt que de se cacher dans la masse du troupeau et partager le fardeau, afin que le leur, personnel, soit plus léger. Des individualistes, monsieur Baley, des individualistes !
— Je comprends bien.
— Et c’est sur cela que notre société est fondée. Toutes les directions vers lesquelles les mondes spatiens se sont développés ont souligné davantage notre individualisme. Nous sommes fièrement humains, à Aurora, nous ne ressemblons pas aux moutons en troupeaux serrés de la Terre. Notez bien, monsieur Baley, que je n’emploie pas cette métaphore dans une intention péjorative. C’est simplement une société différente, que je ne puis admirer, mais que vous trouvez probablement idéale et rassurante.
— Quel rapport cela a-t-il avec la fondation de l’Institut, docteur Amadiro ?
— L’individualisme fier et sain a ses inconvénients. Les plus grands esprits, travaillant seuls même pendant des siècles, ne peuvent progresser rapidement, s’ils refusent de communiquer leurs découvertes. Un problème épineux peut retarder un savant d’un siècle, alors qu’un collègue peut avoir déjà la solution sans même se douter du problème qu’elle résout. L’Institut est donc une tentative pour introduire, au moins dans le domaine étroit de la robotique, une certaine communauté de pensée.
— Est-il possible que le problème particulièrement épineux auquel vous faites allusion soit celui de la construction du robot humaniforme ?
Les yeux d’Amadiro pétillèrent.
— Oui, c’est évident, n’est-ce pas ? Il y a trente-six ans que le nouveau système mathématique de Fastolfe, qu’il appelle l’analyse intersectionnelle, a rendu possible la conception de robots humaniformes, mais il a gardé ce système pour lui. Des années plus tard, quand tous les difficiles détails techniques furent aplanis, Sarton et lui ont appliqué leur théorie à la création, d’abord, de Daneel, puis de Jander, mais tous ces détails ont eux aussi été gardés secrets.
« La plupart des roboticiens haussaient les épaules et trouvaient cela naturel. Ils ne pouvaient qu’essayer, individuellement, d’aplanir les détails eux-mêmes. Moi, au contraire, j’ai été frappé par la possibilité d’un Institut où tous ces efforts seraient mis en commun. Ça n’a pas été facile de persuader d’autres roboticiens de l’utilité de ce projet, et de persuader la Législature de le subventionner, contre la redoutable opposition de Fastolfe, ni de persévérer durant des années d’efforts, mais nous avons fini par réussir.
— Pourquoi le Dr Fastolfe s’y opposait-il ?
— Par amour-propre pur et simple, pour commencer, et je n’ai rien à reprocher à cela, comprenez-vous. Nous avons tous de l’amour-propre, c’est bien normal. Cela fait partie de l’individualisme. Mais le point essentiel, c’est que Fastolfe se considère comme le plus grand roboticien de tous les temps et considère aussi le robot humaniforme comme sa réussite personnelle. Il ne veut pas que cette réussite soit imitée par un groupe de roboticiens, des individus anonymes comparés à lui-même. Je suppose qu’il considérait l’Institut comme une conspiration d’inférieurs destinée à affadir et déformer sa grande victoire.
— Vous dites que c’était la raison de son opposition « pour commencer ». Cela veut dire qu’il avait d’autres mobiles. Lesquels ?
— Il s’oppose aussi à l’utilisation que nous comptons faire des robots humaniformes.
— Quelle utilisation, docteur Amadiro ?
— Allons, allons, ne tournons pas autour du pot ! Le Dr Fastolfe vous a sûrement parlé des projets des globalistes pour la colonisation de la Galaxie.
— Oui, bien entendu, et d’ailleurs le Dr Vasilia m’a parlé des difficultés du progrès scientifique parmi les individualistes. Cela ne m’empêche cependant pas de vouloir entendre votre propre opinion en la matière. Et cela ne devrait pas vous empêcher de souhaiter me la donner. Par exemple, voulez-vous que j’accepte l’interprétation des plans des globalistes du Dr Fastolfe, en la jugeant objective et impartiale, et dans ce cas j’aimerais que vous le disiez. Ou préférez-vous me décrire ces projets à votre façon ?
— Si vous le présentez ainsi, monsieur Baley, vous ne me laissez aucun choix.
— Aucun, docteur Amadiro.
— Très bien. Je… nous, devrais-je dire, car les membres de l’Institut sont tous du même avis, nous envisageons l’avenir et nous souhaitons voir l’humanité ouvrir de plus en plus de nouvelles planètes à la colonisation. Mais nous ne voulons pas que le processus d’auto-sélection détruise les autres planètes ou les rende moribondes comme dans le cas – pardonnez-moi – de la Terre. Nous ne voulons pas que les nouvelles planètes prennent le meilleur de nous en laissant la lie. Vous le comprenez, n’est-ce pas ?
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