— Je ne peux pas transmettre un message aussi ridicule et offensant, Terrien.
— Dans ce cas, voulez-vous avertir le Maître que je vais aller tout droit à la Législature et annoncer qu’il m’est impossible de poursuivre mon enquête parce qu’un certain Maloon Cicis a pris sur lui de m’assurer que le Maître roboticien Kelden Amadiro ne m’aidera pas dans mes investigations quant à la destruction du robot Jander Panell et ne se défendra pas contre l’accusation d’être responsable de cette destruction ?
Cicis rougit.
— Vous n’oseriez pas faire une chose pareille !
— Vous croyez ? Qu’est-ce que j’aurais à perdre ? D’autre part, qu’en pensera le grand public ? Après tout, les Aurorains savent parfaitement que le Dr Amadiro n’est dépassé que par le Dr Han Fastolfe, dans la science de la robotique, et que si Fastolfe n’est pas lui-même responsable du roboticide… Est-il nécessaire que je continue ?
— Vous découvrirez bientôt, Terrien, que les lois d’Aurora contre la diffamation sont très strictes.
— Indiscutablement, mais si le Dr Amadiro est efficacement diffamé, il en souffrira probablement plus que moi. Alors pourquoi n’allez-vous pas transmettre mon message tout de suite ? Ainsi, s’il veut bien m’expliquer quelques détails mineurs, nous pourrons éviter toute question de diffamation ou d’accusation.
Cicis fronça les sourcils et répondit entre ses dents :
— Je vais répéter cela au Dr Amadiro et je lui conseillerai vivement de refuser de vous voir.
Il disparut.
De nouveau, Baley attendit patiemment, tandis que Gremionis gesticulait d’un air affolé et marmonnait :
— Vous ne pouvez pas faire ça, Baley ! Vous ne pouvez pas !
Baley lui fit signe de se taire.
Au bout de cinq minutes (qui parurent plus longues à Baley), Cicis reparut, visiblement très en colère.
— Le Dr Amadiro va prendre ma place ici dans quelques minutes et il vous parlera. Attendez !
— Inutile d’attendre, répliqua vivement Baley. Je vais aller directement au bureau du docteur et je le verrai là-bas.
Il quitta le cercle gris et fit un geste tranchant à l’adresse de Daneel, qui se hâta de couper la communication.
Gremionis s’exclama, d’une voix étranglée :
— Vous ne pouvez pas parler sur ce ton aux gens du Dr Amadiro, Terrien !
— Je viens de le faire.
— Il vous fera jeter hors de la planète dans les douze heures.
— Si je ne progresse pas dans l’élucidation de cette exaspérante affaire, je risque aussi d’être chassé brutalement de la planète dans les douze heures.
— Camarade Elijah, intervint Daneel, je crains que Mr Gremionis n’ait raison d’être alarmé. La Législature auroraine ne peut faire plus que vous expulser, puisque vous n’êtes pas citoyen aurorain. Mais elle peut faire pression pour que les autorités de la Terre vous punissent sévèrement, et la Terre le fera. Elle ne pourrait résister aux exigences d’Aurora. Je ne voudrais pas que vous soyez puni de cette façon, camarade Elijah.
— Je ne souhaite pas du tout être puni, Daneel, mais je dois courir ce risque… Gremionis, je suis désolé d’avoir dû dire que j’appelais de chez vous. Je devais faire quelque chose, pour le persuader de me recevoir, et j’ai pensé qu’il y attacherait une certaine importance. C’était la vérité, après tout.
Gremionis secoua la tête.
— Si j’avais su ce que vous alliez faire, je ne vous aurais pas permis d’appeler de chez moi. Je suis sûr que je vais perdre ma situation ici, et que comptez-vous faire pour me dédommager ?
— Je ferai tout mon possible pour que vous ne perdiez pas votre situation. Je suis certain que vous n’aurez pas d’ennuis. Si j’échouais, cependant, vous êtes libre de me présenter comme un fou qui a proféré contre vous des accusations insensées et qui vous a effrayé avec des menaces de diffamation, au cas où vous ne le laisseriez pas utiliser votre poste d’holovision. Je suis sûr que le Dr Amadiro vous croira. Dans le fond, vous lui avez déjà envoyé une note pour vous plaindre, n’est-ce pas ?
Baley sourit et agita une main.
— Au revoir, monsieur Gremionis. Merci encore et ne vous inquiétez pas. Et rappelez-vous ce que je vous ai dit, pour Gladïa.
Avec Daneel et Giskard l’encadrant, Baley sortit de l’établissement de Gremionis, en se rendant à peine compte qu’il repartait dans l’Extérieur.
Une fois dehors, cependant, ce fut une autre affaire. Baley s’arrêta et leva les yeux.
— Bizarre, dit-il. Je ne pensais pas qu’il s’était passé si longtemps, même en tenant compte de ce que les journées auroraines sont plus courtes que la normale.
— Qu’y a-t-il, camarade Elijah ? demanda Daneel avec sollicitude.
— Le soleil est couché. Je n’aurais pas cru qu’il fût si tard.
— Il n’est pas couché, monsieur, dit Giskard. Il y a encore deux heures environ, avant le coucher du soleil.
— C’est l’orage qui se prépare, camarade Elijah. Les nuages s’amoncellent, mais l’orage ne va pas éclater tout de suite.
Baley frissonna. L’obscurité, en soi, ne le dérangeait pas. Au contraire, quand il était à l’Extérieur, la nuit, avec son illusion de murs protecteurs, était infiniment plus apaisante que le jour, qui élargissait les horizons et découvrait les grands espaces dans toutes les directions.
L’ennui, c’était que cet instant n’était ni le jour ni la nuit.
Encore une fois, il essaya de se rappeler comment c’était, cette fois où il avait plu alors qu’il était à l’Extérieur.
Il s’aperçut soudain qu’il n’avait jamais été dehors quand il neigeait, qu’il ne savait même pas très bien à quoi ressemblait cette pluie de cristaux solides. Les simples descriptions étaient nettement insuffisantes. Les enfants, les jeunes, sortaient parfois pour faire des glissades ou de la luge, et revenaient en poussant des cris de joie, surexcités, mais toujours heureux de se retrouver entre les murs de la Ville. Ben avait essayé un jour de fabriquer une paire de skis, en suivant les instructions trouvées dans un vieux grimoire, un manuel, et il s’était à moitié enseveli dans un grand amoncellement de poudre blanche. Et même ses descriptions de ce qu’il avait vu et ressenti dans la neige restaient désespérément vagues et insatisfaisantes.
Et puis personne ne sortait quand il neigeait vraiment et ce n’était pas la même chose que d’avoir cette neige simplement étalée sur le sol. Baley se dit, à ce moment, que la seule chose sur laquelle tout le monde était d’accord, c’était qu’il ne neigeait que lorsqu’il faisait très froid. Il ne faisait pas très froid maintenant ; simplement frais. Ces nuages ne voulaient pas dire qu’il allait neiger, se dit-il, mais il n’en fut que très légèrement rassuré.
Cela ne ressemblait pas au temps couvert de la Terre, ce qu’il en avait vu. Sur Terre, les nuages étaient moins foncés, il en était sûr. Ils étaient d’un blanc grisâtre, même quand ils recouvraient entièrement le ciel. Ici, la lumière, le peu qu’il y en avait, était plutôt bilieuse, d’une horrible couleur d’ardoise jaunâtre.
Etait-ce parce que le soleil d’Aurora était plus orangé que celui de la Terre ?
— Est-ce que la couleur du ciel n’est pas… anormale ? demanda-t-il.
Daneel regarda en l’air.
— Non, camarade Elijah. C’est simplement un orage.
— Vous avez souvent des orages comme celui-ci ?
— En cette saison, oui. Des orages locaux. Celui-ci n’est pas une surprise. Il a été prédit dans le bulletin météorologique d’hier et de nouveau ce matin. Il sera fini avant le lever du jour et les champs ont bien besoin d’eau. Nous avons eu une certaine sécheresse, dernièrement.
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