— Il est inutile de parler de cela. Vous m’avez demandé de nier que j’avais été complice de ce que vous vous amusez à appeler un meurtre, et je l’ai nié. Je vous ai dit que je n’étais pas assez savante pour cela et que je n’avais aucun mobile. Allez donc présenter votre affaire à tout Aurora. Essayez donc de m’attribuer des mobiles. Affirmez, si vous en avez envie, que j’ai toutes les connaissances voulues pour commettre cet acte. Cela ne vous rapportera rien, absolument rien !
Elle tremblait de colère mais Baley eut la très nette impression qu’elle parlait sincèrement.
Elle ne craignait pas l’accusation.
Elle avait accepté de le recevoir, donc il était bien sur la piste de quelque chose qu’elle craignait, peut-être désespérément.
Mais ce n’était pas cela.
Il se demanda dans quelle mesure et à quel moment il s’était trompé.
Troublé (et cherchant un moyen de se tirer d’affaire), Baley reprit :
— Admettons que j’accepte votre déclaration, docteur Vasilia. Admettons que je reconnaisse que mes soupçons étaient sans fondement, que j’avais tort de penser que vous aviez été complice de ce… roboticide. Cela ne voudrait quand même pas dire qu’il vous est impossible de m’aider.
— Et pourquoi vous aiderais-je ?
— Par solidarité humaine. Le Dr Han Fastolfe nous assure qu’il n’a pas commis cet acte, qu’il n’est pas un tueur de robots, qu’il n’a pas mis hors d’état de fonctionner ce robot particulier, Jander. Vous avez connu le Dr Fastolfe mieux que personne, semble-t-il. Vous avez vécu des années en rapports familiers avec lui, quand vous étiez une enfant bien-aimée, sa fille adolescente. Vous l’avez vu à des moments et dans des circonstances où personne d’autre ne l’a vu. Quels que soient aujourd’hui vos sentiments pour lui, cela ne peut rien changer au passé. Le connaissant comme vous le connaissez, vous devez pouvoir témoigner que son caractère est tel que jamais il ne ferait de mal à un robot, surtout pas à un robot qui était une de ses plus éclatantes réussites. Accepteriez-vous de porter publiquement ce témoignage ? A tous les mondes ? Cela rendrait un grand service.
La figure de Vasilia se durcit.
— Comprenez-moi, dit-elle en articulant distinctement, je ne veux pas être mêlée à cette affaire.
— Vous devez l’être !
— Pourquoi ?
— Ne devez-vous rien à votre père ? Il est quand même votre père. Que ce mot ait ou n’ait pas de signification pour vous, c’est une réalité biologique. Et de plus, père ou non, il a pris soin de vous, vous a nourrie, élevée, instruite, pendant des années. Vous avez une dette envers lui.
Vasilia tremblait et claquait des dents. Elle essaya de répondre, n’y parvint pas, essaya de respirer calmement.
— Giskard, tu entends tout ce qui se passe ? Giskard baissa la tête.
— Oui, Petite Miss.
— Et toi, l’humaniforme… Daneel ?
— Oui, docteur Vasilia.
— Tu entends tout cela aussi ?
— Oui, docteur Vasilia.
— Vous comprenez tous les deux que le Terrien insiste pour que je témoigne à propos de la personnalité du Dr Fastolfe ?
Tous deux hochèrent la tête.
— Alors je parlerai, contre mon gré et dans la colère. C’est parce que je pensais que je lui devais justement un minimum de considération, parce qu’il m’avait transmis ses gènes et, à sa façon, m’avait élevée, c’est pour cela que je n’ai pas porté témoignage. Mais à présent je vais le faire. Ecoutez-moi, Terrien. Le Dr Han Fastolfe, dont je porte quelques gènes, n’a pas pris soin de moi – moi, moi – comme d’un être humain distinct, autonome. Je n’étais pour lui qu’un sujet d’expérience, un phénomène à observer.
Baley secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que je vous demande.
Elle lui coupa rageusement la parole :
Vous avez insisté pour que je parle, alors je parlerai et je vous répondrai ! Une seule chose intéresse le Dr Fastolfe. Une seule. Uniquement une chose. C’est le fonctionnement du cerveau humain. Il veut le réduire à des équations, à un schéma de montage, avec tous ses circuits, afin de créer une science du comportement humain qui lui permettrait de prédire l’avenir de l’humanité. Il appelle cette science la « psycho-histoire ». Je ne peux pas croire que vous vous soyez entretenu avec lui ne serait-ce qu’une heure sans qu’il lui parle. C’est son idée fixe, sa monomanie.
Vasilia examina l’expression de Baley et s’écria, avec une joie féroce :
— J’en étais sûre ! Il vous en a parlé. Alors il a dû vous dire qu’il ne s’intéressait aux robots que dans la mesure où ils pourraient lui faire comprendre le cerveau humain. Il ne s’intéresse aux robots humaniformes que dans la mesure où ils pourraient le rapprocher encore plus du cerveau humain… Oui, il vous a dit cela aussi, je le vois.
» La théorie fondamentale qui a rendu possible les robots humaniformes est venue, j’en suis absolument certaine, de ses tentatives de comprendre le cerveau humain. Il tient à cette théorie comme à sa propre vie et il ne la fera jamais connaître à personne, parce qu’il veut résoudre seul le problème du cerveau humain pendant les deux ou trois siècles qui lui restent à vivre. Tout est subordonné à cela. Moi incluse, indiscutablement.
Baley, cherchant à remonter le courant de ce déferlement de fureur, demanda à voix basse :
— En quoi est-ce que cela vous « incluait », docteur Vasilia ?
— Quand je suis née, j’aurais dû être placée, avec d’autres de mon espèce, chez des professionnels qui savent comment s’occuper des bébés. Je n’aurais pas dû être laissée seule, confiée à un amateur, père ou non, savant ou non. Le Dr Fastolfe n’aurait pas dû être autorisé à soumettre une enfant à un tel environnement et on ne l’aurait jamais permis à quiconque d’autre. Pour cela, il a tiré profit de tout son prestige, de toutes les faveurs qu’on lui devait, il a persuadé les plus hautes personnalités qu’il en était capable, jusqu’à ce qu’enfin il me contrôle seul.
— Il vous aimait, marmonna Baley.
M’aimait ? N’importe quel bébé aurait fait l’affaire, mais il n’en avait pas d’autre à sa disposition. Ce qu’il voulait, c’était un enfant grandissant en sa présence, un cerveau en plein développement. Il voulait se livrer à une étude approfondie des modalités de ce développement, de sa manière de s’épanouir. Il voulait un cerveau humain sous sa forme la plus simple, devenant plus complexe, afin de l’étudier en détail. Dans ce dessein, il m’a soumise à un environnement anormal et à une expérimentation subtile, sans aucun égard pour moi en tant qu’être humain.
— Je ne puis le croire. Même s’il s’intéressait à vous comme sujet d’expérience, cela ne l’empêchait pas de vous aimer sur le plan humain.
— Non ! Vous parlez en Terrien. Sur la Terre il y a peut-être quelque considération pour les rapports biologiques. Ici, il n’y en a pas. J’étais pour lui un sujet d’expérience, un point c’est tout.
— Quand bien même cela aurait été vrai pour commencer, le Dr Fastolfe n’a pu s’empêcher d’apprendre à vous aimer… vous, petit objet sans défense abandonné à ses soins. Même sans le moindre rapport biologique, même si vous aviez été un animal, disons, il aurait appris à vous aimer.
— Ah vraiment ? s’exclama-t-elle amèrement. Vous ne connaissez pas la force de l’indifférence, chez un homme comme le Dr Fastolfe. Si, pour les besoins de son étude, il avait eu besoin de me faire mourir, il n’aurait pas hésité une seconde.
— C’est ridicule ! Voyons, docteur Vasilia, il vous a traitée avec tellement de bonté et de considération que vous en avez éprouvé de l’amour. Je le sais. Vous… Vous vous êtes offerte à lui.
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