— Mais quel rapport avec…
— Demandez-vous donc pourquoi il s’intéresse tellement à l’étrangère !
— A Gladïa ? Je le lui ai demandé, justement, et il me l’a dit. Elle lui rappelle sa fille, vous. Et j’avoue que la ressemblance est très nette.
— Quand vous m’avez dit cela tout à l’heure, ça m’a amusée et je vous ai demandé si vous l’aviez cru. Alors je vous pose encore une fois la question. Le croyez-vous ?
— Pourquoi ne le croirais-je pas ?
— Parce que ce n’est pas vrai. La ressemblance a pu attirer son attention, mais la véritable clef de cet intérêt c’est que l’étrangère est… étrangère. Elle a été élevée à Solaria, où les coutumes, les croyances, les axiomes sociaux ne sont pas ceux d’Aurora. Il pouvait par conséquent étudier un cerveau coulé dans un moule différent du nôtre et y découvrir des perspectives intéressantes. Vous ne le comprenez pas ? Et puisque nous y sommes, pourquoi s’intéresse-t-il à vous, Terrien ? Est-il bête au point de s’imaginer que vous serez capable de résoudre un problème d’Aurora, vous qui ne connaissez rien d’Aurora ?
Daneel intervint soudain, et le son de sa voix fit sursauter Baley. Daneel était resté si longtemps immobile et silencieux qu’il avait oublié sa présence.
— Docteur Vasilia, dit le robot, le camarade Elijah a résolu un problème à Solaria, bien qu’il ne sût rien de Solaria.
— Oui, dit aigrement Vasilia, tous les mondes ont pu admirer cet exploit en hypervision, dans cette fameuse émission. Et la foudre tombe aussi mais je ne pense pas que Han Fastolfe soit tellement certain qu’elle frappera deux fois de suite si rapidement. Non, Terrien, vous l’avez attiré, d’abord, parce que vous êtes un Terrien. Vous possédez vous aussi un cerveau étranger qu’il peut étudier et manipuler.
— Enfin, docteur Vasilia, vous n’allez pas croire qu’il risquerait de compromettre des affaires d’une importance vitale pour Aurora, en faisant venir un homme qu’il saurait incapable dans l’unique but d’étudier un vague cerveau !
— Mais certainement, il prendrait ce risque ! Aucune crise mettant Aurora en danger ne lui paraîtrait un seul instant plus importante que la solution du problème du cerveau. Et si vous lui posiez la question, je sais exactement ce qu’il vous répondrait. Aurora peut croître ou dépérir, prospérer ou tomber dans la misère : ce ne serait absolument rien comparé au problème du cerveau. Car si les êtres humains arrivent à réellement comprendre le cerveau, tout ce qui a été perdu en un millénaire de négligence ou de mauvaises décisions serait regagné en dix ans de développement humain habilement dirigé et guidé par son rêve de « psycho-histoire ». Il emploierait le même argument pour justifier n’importe quoi, les mensonges, la cruauté, n’importe quoi, en disant simplement que c’est pour faire avancer la connaissance du cerveau.
— Je ne puis imaginer que le Dr Fastolfe soit cruel. C’est la bonté même.
— Vraiment ? Combien de temps avez-vous passé près de lui ?
— Je l’ai vu pendant une heure ou deux sur Terre, il y a trois ans. Ici à Aurora, maintenant, depuis une journée entière.
— Une journée entière. Une journée entière ! Je suis restée constamment avec lui pendant près de trente ans, et depuis j’ai suivi sa carrière de loin avec une grande attention. Et vous, vous avez passé avec lui une journée entière, Terrien ? Dites-moi, pendant cette journée, il n’a vraiment rien fait qui vous ait effrayé ou humilié ?
Baley garda le silence. Il songeait à la soudaine attaque avec l’épiceur dont Daneel l’avait sauvé, de la Personnelle camouflée dont il n’avait pu se servir qu’avec difficulté, de la lente marche dans l’Extérieur destinée à étudier ses capacités de s’adapter au dehors.
— Je vois qu’il l’a fait, dit Vasilia. Votre figure n’est pas le masque d’impassibilité que vous croyez peut-être, Terrien. Vous a-t-il menacé de sondage psychique ?
— Il en a été question.
— Un seul jour, et il en a déjà été question. Je suppose que cela vous a mis mal à l’aise ?
— En effet.
— Et qu’il n’avait aucune raison d’en parler ?
— Ah, mais si ! répondit vivement Baley. J’avais dit que pendant un instant j’avais eu une idée et qu’ensuite elle m’avait échappé, et il était normal qu’il suggère un sondage psychique pour m’aider à retrouver cette idée.
— Non, pas du tout. Le sondage psychique ne peut être employé avec une délicatesse suffisante pour cela et, si on le tentait, les risques de dégâts permanents au cerveau seraient considérables.
— Sûrement pas si ce sondage était effectué par des experts. Le Dr Fastolfe, par exemple.
— Par lui ? Il est incapable de distinguer un bout de la sonde de l’autre ! C’est un théoricien, pas un technicien. Il ne sait absolument pas se servir de ses mains.
— Par quelqu’un d’autre, alors. En fait, il n’a pas dit qu’il le ferait lui-même.
— Non, Terrien. Par personne. Réfléchissez ! Réfléchissez ! Si le sondage psychique pouvait être utilisé sans danger sur des êtres humains, par n’importe qui, et si Han Fastolfe était si préoccupé par le problème de désactivation du robot, alors pourquoi n’a-t-il pas suggéré que le sondage psychique soit appliqué à lui-même ?
— A lui-même ?
— Ne me dites pas que cette idée ne vous est pas venue ! N’importe quel être pensant en viendrait à la conclusion que Fastolfe est coupable. Le seul point en faveur de son innocence, c’est qu’il se déclare lui-même innocent avec beaucoup d’insistance. Mais alors, pourquoi ne propose-t-il pas de prouver son innocence en se faisant psychiquement sonder pour démontrer qu’aucune trace de culpabilité ne peut être détectée dans un recoin de son cerveau ? A-t-il fait une telle proposition, Terrien ?
— Non.
— Parce qu’il sait très bien que ce serait mortellement dangereux. Et pourtant, il n’a pas hésité à le suggérer pour vous, simplement pour observer comment votre cerveau réagit à une tension, comment vous réagissez à la peur. Ou peut-être l’idée lui est venue que même si le sondage est dangereux pour vous, il pourrait lui apporter des renseignements intéressants sur les détails de votre cerveau modelé par la Terre. Alors dites-moi, maintenant, si ce n’était pas cruel, ça ?
Baley écarta la question d’un petit geste irrité du bras.
— Comment cela s’applique-t-il à l’affaire en soi, au roboticide ?
— La Solarienne, Gladïa, a plu à mon ex-père. Elle a un cerveau intéressant… à ses yeux à lui. Par conséquent, il lui a donné ce robot, Jander, pour voir ce qui se passerait si une femme qui n’a pas été élevée à Aurora est mise en contact avec un robot qui paraît absolument humain dans tous les détails. Il savait qu’une Auroraine se servirait fort probablement de lui immédiatement, pour des rapports sexuels, et n’aurait aucun mal à faire cela. Je sais que j’aurais sans doute des ennuis, parce que je n’ai pas été élevée normalement, mais aucune autre Auroraine ne serait perturbée. La Solarienne, d’autre part, devait avoir beaucoup de difficultés car elle a été élevée dans un monde extrêmement robotisé et a donc une attitude mentale rigide à l’égard des robots. La différence, voyez-vous, serait certainement instructive pour mon père, qui cherchait, par ces variantes, à échafauder sa théorie du fonctionnement cérébral. Han Fastolfe a attendu patiemment la moitié d’une année que la Solarienne en soit arrivée au point où elle se hasardait aux premières approches expérimentales…
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