Aucun des robots ne bougeait, naturellement, pas plus que Baley et le Dr Vasilia Aliena. Plusieurs secondes s’écoulèrent – anormalement longues – avant que Vasilia laisse échapper son souffle et se lève très lentement.
Les traits crispés, elle souriait, la figure glaciale.
— Vous dites, Terrien, articula-t-elle à voix basse, que je serais complice de la destruction du robot humaniforme ?
— C’est un peu ce qui m’est venu à l’idée, docteur.
— Merci de votre idée ! L’entrevue est terminée. Vous pouvez partir.
D’un geste, elle montra la porte.
— Malheureusement, je n’en ai pas envie, riposta Baley.
— Je n’ai que faire de vos envies, Terrien.
— Vous devriez, car comment me faire partir contre mon gré ?
— J’ai des robots qui, à ma demande, vous mettront poliment mais fermement dehors et sans blesser autre chose que votre amour-propre, si vous en avez.
— Vous n’avez ici qu’un seul robot. J’en ai deux, qui ne le permettront pas.
— J’en ai vingt qui se précipiteront à mon appel.
— Docteur Vasilia, réfléchissez, voyons ! Vous avez été surprise en voyant Daneel. Je suis à peu près sûr que, tout en travaillant à l’Institut de Robotique, où les robots humaniformes sont en priorité à l’ordre du jour, vous n’en aviez jamais vu un complètement fini et en fonctionnement. Vos robots, par conséquent, n’en ont jamais vu non plus. Regardez donc Daneel. Il a l’air humain. Il a l’air plus humain que n’importe quel robot qui a jamais existé, à l’exception de Jander qui est mort. Pour vos robots, Daneel sera sûrement un être humain. Et il saura aussi présenter un ordre de telle manière que les robots lui obéiront de préférence à vous, peut-être.
— Je peux, en cas de besoin, appeler vingt êtres humains de l’Institut qui vous jetteront dehors, avec quelques dégâts cette fois, et vos robots, même Daneel, seront incapables d’intervenir pour vous défendre efficacement.
— Comment comptez-vous appeler ces personnes, puisque mes robots ne vont pas vous permettre de bouger ? Ils ont des réflexes extraordinairement rapides.
Les dents de Vasilia brillèrent mais le pli de ses lèvres ne pouvait en aucun cas passer pour un sourire.
— Je ne puis parler pour Daneel mais j’ai connu Giskard toute ma vie. Je suis persuadée qu’il ne fera rien pour m’empêcher d’appeler du secours et je pense même qu’il empêchera Daneel d’intervenir.
Baley s’efforça de maîtriser sa voix, car il savait qu’il s’aventurait sur de la glace de plus en plus mince.
— Avant de faire quoi que ce soit, conseilla-t-il, peut-être pourriez-vous demander à Giskard ce qu’il ferait si vous et moi lui donnions des ordres contradictoires.
— Giskard ? demanda Vasilia avec une confiance absolue.
Les yeux de Giskard se tournèrent vers elle et il répondit, avec un curieux timbre de voix :
— Petite Miss, je suis obligé de protéger Mr Baley. Il passe en premier.
— Vraiment ? Sur quel ordre ? Celui de ce Terrien, de cet étranger ?
— Sur l’ordre du Dr Han Fastolfe.
Les yeux de Vasilia fulgurèrent et elle se rassit lentement sur le tabouret. Ses mains, posées sur ses genoux, tremblaient et elle dit presque sans remuer les lèvres :
— Il t’a même pris à moi. Toi !
Puis elle se tourna vers Baley :
— Que voulez-vous ?
— Me renseigner. J’ai été convoqué à Aurora, ce monde de l’Aube, pour élucider un événement qui ne semble avoir aucune explication vraisemblable, un incident dont le Dr Fastolfe est accusé injustement, avec la possibilité de terribles conséquences pour votre monde et pour le mien. Daneel et Giskard comprennent cette situation et savent très bien que rien, à part la Première Loi, dans son principe le plus absolu et le plus inviolable, ne peut avoir de priorité sur les efforts que je fais pour résoudre cette énigme. Comme ils ont entendu ce que j’ai dit et savent que vous pourriez être complice de ce crime, ils comprennent qu’ils ne doivent pas permettre à cette entrevue de prendre fin. Par conséquent, ne prenez pas le risque de vous exposer à ce qu’ils seraient obligés de faire si vous refusiez de répondre à mes questions. Je vous ai accusée d’être complice du meurtre de Jander Panell. Niez-vous cette accusation, oui ou non ? Vous devez répondre !
— Je répondrai, dit amèrement Vasilia. N’ayez crainte ! Un meurtre ? Un robot tombe en panne et c’est un meurtre ? Mais, meurtre ou non, je le nie catégoriquement. Je le nierai de toutes mes forces. Je n’ai pas donné à Gremionis d’information sur la robotique dans le propos de lui permettre d’anéantir Jander. Je ne suis pas assez savante pour cela et je doute fort que quelqu’un de l’Institut en sache assez.
— J’ignore si vous en savez assez pour aider à commettre ce crime ou si quelqu’un de l’Institut est dans ce cas, mais nous pouvons au moins parler des mobiles. Premièrement, vous éprouvez peut-être de la tendresse pour ce Gremionis. Même si vous repoussez ses offres, même si vous le méprisez et le trouvez risible comme amant éventuel, serait-il si inconcevable que vous ne vous sentiez flattée par son insistance, assez pour accepter de l’aider s’il faisait appel à vous et vous implorait, sans aucune exigence sexuelle qui vous importunerait ?
— Vous voulez dire qu’il aurait pu venir me trouver en disant : « Vasilia, chère amie, j’aimerais faire tomber en panne un robot. Je vous en prie, dites-moi comment m’y prendre, je vous serai éternellement reconnaissant. » Et j’aurais répondu : « Mais comment donc, mon chou, je serais ravie de vous aider à commettre cet acte ! »… C’est insensé ! Personne, sauf un Terrien qui ne connaît rien des coutumes et des usages d’Aurora, ne peut croire à une fable aussi ridicule. Et même, il faut pour y croire un Terrien particulièrement stupide !
— Peut-être, mais je dois envisager toutes les possibilités. Par exemple, en voici une seconde. N’auriez-vous pas pu être jalouse de ce que Gremionis ait transféré son affection sur une autre, si bien que vous ne l’auriez pas aidé par pure tendresse abstraite mais dans le dessein précis et très concret de le regagner ?
— Jalouse ? C’est une émotion terrienne, la jalousie. Si je ne veux pas de Gremionis pour moi, vraiment, qu’est-ce que ça pourrait me faire qu’il aille s’offrir à une autre femme et qu’elle accepte ? Ou même qu’une femme s’offre à lui et qu’il accepte ?
On m’a déjà dit que la jalousie sexuelle est inconnue à Aurora et je veux bien admettre que c’est vrai en principe, mais généralement, les principes ne résistent guère à la pratique. Il y a sûrement des exceptions. De plus, la jalousie est le plus souvent une émotion irrationnelle que l’on ne peut dissiper au moyen de la logique pure. Mais laissons cela pour le moment. Passons à la troisième possibilité. Vous pourriez être jalouse de Gladïa et désireuse de lui faire du mal, même si vous n’éprouvez pas le moindre sentiment pour Gremionis…
— Jalouse de Gladïa ? Je ne l’ai jamais vue sauf une fois sur les Hyperondes, quand elle est arrivée à Aurora. Et s’il est arrivé que l’on fasse de temps en temps des réflexions sur notre ressemblance, cela ne m’a absolument pas gênée.
— Cela vous gêne peut-être qu’elle soit devenue la pupille du Dr Fastolfe, sa filleule, presque la fille que vous avez été. Elle vous a remplacée.
— Grand bien lui fasse ! C’est vraiment le cadet de mes soucis.
— Même s’ils étaient amants ?
Vasilia dévisagea Baley avec une fureur croissante ; un peu de sueur apparut à la racine de ses cheveux.
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