— J’en ai peur, dit Vasilia. Et aussi d’accumuler beaucoup, beaucoup de gains. Dans l’ensemble, cela s’équilibre.
— Eh bien, donc, quels sont les inconvénients ?
— Vous n’êtes pas un savant, naturellement.
— Je suis un inspecteur. Un policier, si vous préférez.
— Mais peut-être connaissez-vous des savants, dans votre monde ?
— J’en ai rencontré quelques-uns, répondit Baley sans se compromettre.
— Vous savez comment ils travaillent ? On nous dit que, sur la Terre, ils collaborent par nécessité. Ils ont, au plus, un demi-siècle de travail actif dans le courant de leur courte existence. Moins de sept décennies métriques. On ne peut pas faire grand-chose dans ce laps de temps.
— Certains de nos savants ont accompli beaucoup en bien moins de temps.
— Parce qu’ils profitaient des découvertes que d’autres avaient faites avant eux, et parce qu’ils profitent de l’usage qu’ils peuvent faire des découvertes contemporaines des autres. N’est-ce pas ainsi que ça se passe ?
— Naturellement. Nous avons un milieu scientifique auquel ils contribuent tous, à travers les étendues de l’espace et du temps.
Exactement. Ça ne marcherait pas autrement. Chaque savant, sachant qu’il a peu de chances d’accomplir beaucoup de choses uniquement par lui-même, est forcé de contribuer aux travaux de tous, il ne peut pas éviter de faire partie du centre d’échanges. Ainsi, le progrès est infiniment plus grand que si cette collaboration n’existait pas.
— N’est-ce pas également le cas à Aurora et dans les autres mondes spatiens ? demanda Baley.
— En principe, si. Théoriquement. En pratique, pas tellement. Les pressions sont moins vives dans une société à longue vie. Les savants ont trois siècles, trois siècles et demi à consacrer à un problème. Alors l’idée vient que des progrès importants peuvent être accomplis durant ce temps par un chercheur solitaire. Il devient possible de ressentir une sorte de gloutonnerie intellectuelle, de vouloir accomplir quelque chose par soi-même, tout seul, de s’arroger un droit de propriété sur telle ou telle facette du progrès, d’accepter de ralentir l’avance générale plutôt que de renoncer à ce que l’on juge être à soi seul. Et l’avance générale est effectivement ralentie par cet état de choses, dans les mondes spatiens, au point qu’il est difficile de dépasser le travail effectué sur la Terre, malgré nos énormes avantages.
— Vous ne diriez pas cela, sans doute, si le Dr Han Fastolfe ne se conduisait pas de cette façon, n’est-ce pas ?
— C’est bien ce qu’il fait. C’est son analyse théorique du cerveau positronique qui a rendu possible le robot humaniforme. Il s’en est servi pour construire – avec l’aide du regretté Dr Sarton – votre ami robot Daneel. Mais il n’a pas publié les détails importants de sa théorie, il ne les a communiqués à personne, absolument personne. Ainsi la production de robots humaniformes est son exclusivité.
Baley plissa le front.
— Et l’Institut de Robotique s’est voué à la collaboration entre savants ?
— Exactement. Cet Institut est formé de plus de cent roboticiens de tout premier plan, d’âges, d’avancement et de talents différents, et nous espérons établir des branches dans d’autres mondes et en faire une association interstellaire. Nous avons tous fait vœu de communiquer nos découvertes ou nos hypothèses personnelles au fond commun, de faire de notre plein gré pour le bien général ce que vous faites sur la Terre par la force des choses, à cause de votre vie si courte.
» Mais cela, le Dr Han Fastolfe s’y refuse. Je suis sûre que vous considérez le Dr Fastolfe comme un noble patriote aurorain idéaliste, mais il ne veut pas mettre sa propriété intellectuelle – comme il l’envisage – dans le fond commun et, par conséquent, il ne veut pas de nous. Et comme il détient un droit de propriété personnelle sur des découvertes scientifiques, nous ne voulons pas de lui… Je suppose que vous ne trouvez plus si singulière notre animosité mutuelle ?
Baley hocha lentement la tête puis il demanda :
— Vous croyez que ça marchera… ce renoncement volontaire à la gloire personnelle ?
— Il faut que ça marche ! déclara sévèrement Vasilia.
— Et est-ce que l’Institut, grâce aux recherches en commun, a repris le travail personnel du Dr Fastolfe et redécouvert la théorie du cerveau positronique humain ?
— Nous y arriverons, avec le temps. C’est inévitable.
— Et vous ne faites rien pour réduire le temps qu’il vous faudrait, en persuadant le Dr Fastolfe de vous livrer son secret ?
— Je pense que nous sommes en bonne voie de le persuader.
— Grâce au scandale Jander ?
— Je crois que vous n’avez vraiment pas besoin de poser cette question… Alors, est-ce que je vous ai dit tout ce que vous vouliez savoir, Terrien ?
— Vous m’avez appris des choses que je ne savais pas.
— Alors il est temps pour vous de me parler de Gremionis. Pourquoi avez-vous cité le nom de ce barbier en l’associant à moi ?
— Ce barbier ?
— Il se prétend styliste capillaire, entre autres choses, mais il n’est qu’un vulgaire barbier. Parlez-moi de lui, ou jugeons que cette entrevue est terminée.
Baley était fatigué. Il était évident que l’escrime verbale avait amusé Vasilia. Elle lui en avait dit assez pour aiguiser son appétit et maintenant il allait être forcé d’« acheter » de nouveaux renseignements avec une information à lui… Mais il n’en avait aucune. Ou du moins, il n’avait que des suppositions. Et si elles étaient toutes fausses, radicalement fausses, tout était fini pour lui.
Par conséquent, il eut à son tour recours à l’escrime.
— Vous devez comprendre, docteur Vasilia, que vous ne pourrez pas vous en tirer en prétendant qu’il est burlesque de supposer qu’il existe un rapport entre Gremionis et vous.
— Pourquoi, alors que justement c’est burlesque ?
— Oh non ! Si c’était si comique, vous m’auriez ri au nez et vous auriez coupé le contact télévisuel. Le simple fait que vous ayez accepté de renoncer à votre intransigeance première et de me recevoir, que vous veniez de me parler longuement et de m’apprendre beaucoup de choses, prouve bien que vous pensez qu’il serait bien possible que je vous tienne le couteau sur la gorge.
Les muscles de Vasilia se crispèrent et elle dit d’une voix basse et furieuse :
— Ecoutez un peu, petit Terrien ! Ma situation est vulnérable et vous le savez probablement. Je suis, en effet, la fille du Dr Fastolfe et il y en a ici, à l’Institut, qui sont assez bêtes, ou assez plats valets, pour se méfier de moi à cause de cela. Je ne sais pas quel genre d’histoire vous avez entendue, ou inventée, mais il est certain qu’elle est plus ou moins bouffonne. Néanmoins, malgré la bouffonnerie, elle pourrait être utilisée contre moi. Par conséquent, je consens à faire un échange. Je vous ai dit certaines choses et je vous en dirai encore, mais uniquement si vous me dites maintenant ce que vous avez dans la manche et si je suis convaincue que vous me dites la vérité. Alors racontez-moi cela tout de suite !
« Si vous essayez de jouer à de petits jeux avec moi, je ne serais pas dans une position pire qu’à présent si je vous jetais dehors et au moins j’en tirerais un grand plaisir. Et je me servirais de toute l’influence que je puis avoir sur le président pour obtenir de lui qu’il annule sa décision de vous laisser venir ici et qu’il vous réexpédie sur la Terre. Il subit en ce moment des pressions considérables pour faire justement cela, et vous ne voudriez pas que j’y ajoute les miennes.
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