« Alors parlez ! Immédiatement !
Le premier mouvement de Baley fut d’aller au but par des chemins détournés, en suivant sa voie à tâtons pour voir s’il avait raison. Mais il estima que cela ne donnerait rien. Elle verrait tout de suite la manœuvre – elle n’était pas bête – et l’arrêterait. Il savait qu’il était sur la piste de quelque chose et il ne voulait pas tout gâcher.
Ce qu’elle disait de sa position vulnérable, parce qu’elle était la fille de son père, était peut-être vrai, mais elle n’aurait quand même pas été effrayée au point de le recevoir si elle n’avait pas suspecté qu’une partie au moins de ce qu’il pensait était loin d’être burlesque.
Il devait donc trouver quelque chose, quelque chose d’important qui établirait, instantanément, une sorte de domination sur elle. Donc… le coup de dés.
— Santirix Gremionis s’est offert à vous, dit-il, et avant que Vasilia puisse réagir il augmenta la mise en ajoutant, avec plus de dureté : Et pas seulement une fois mais plusieurs fois.
Vasilia croisa ses mains sur un genou, puis elle se redressa et s’assit complètement sur le tabouret, comme pour être plus à l’aise. Elle regarda Giskard, qui se tenait immobile et impassible à côté d’elle.
Puis elle se tourna vers Baley et dit :
— Ma foi, cet imbécile s’offre à tous les gens qu’il voit, sans distinction d’âge ou de sexe. Je serais un phénomène s’il n’avait fait aucune attention à moi.
Baley fit le geste d’écarter ce propos. Elle n’avait pas ri. Elle n’avait pas coupé court à l’entretien. Elle ne s’était même pas mise en colère. Elle attendait de voir comment il élaborerait son idée à partir de cette première déclaration. Donc, il tenait bien quelque chose.
— C’est une exagération, docteur Vasilia. Nul être, même boulimique, ne peut manquer de faire des choix et, dans le cas de Gremionis, vous avez été choisie. Et en dépit de votre refus, il a continué à s’offrir, ce qui est tout à fait contraire à la coutume auroraine.
— Je suis heureux de constater que vous avez deviné mon refus. Il y en a qui pensent que, par courtoisie, n’importe quelle offre… enfin, presque n’importe laquelle, doit être acceptée. Ce n’est pas mon avis. Je ne vois aucune raison de me soumettre à un événement sans intérêt qui me fera simplement perdre du temps. Avez-vous une objection à faire à cela, Terrien ?
— Je n’ai aucune opinion dans l’affaire, favorable ou défavorable, rien à dire sur les coutumes auroraines.
(Elle attendait toujours, en écoutant attentivement. Il se demanda ce qu’elle attendait. Etait-ce ce qu’il voulait dire ? Mais oserait-il ?)
Elle dit avec une légèreté forcée :
— Avez-vous vraiment quelque chose à me dire, ou en avez-vous fini ?
— Nous n’avons pas fini, répliqua Baley, et il était maintenant forcé de tenter un nouveau coup de dés. Vous avez remarqué cette persévérance si peu auroraine, chez Gremionis, et l’idée vous est venue que vous pourriez en profiter.
— Vraiment ? Quelle folie ! A quoi diable pouvait-il bien me servir ?
— Comme, manifestement, il était très vivement attaché à vous, ce ne serait pas difficile de vous arranger pour qu’il soit attiré par une autre, qui vous ressemblerait beaucoup. Vous lui avez conseillé de le faire, peut-être avec insistance et en promettant de l’accepter si l’autre le repoussait.
— Qui donc est cette pauvre femme qui me ressemble tant ?
— Vous ne le savez pas ? Allons donc ! Ne soyez pas naïve, docteur Vasilia. Je parle de la Solarienne, Gladïa, dont j’ai déjà dit qu’elle était devenue la protégée du Dr Fastolfe précisément à cause de cette ressemblance frappante. Vous n’avez exprimé aucune surprise quand j’en ai parlé au début de notre entretien. Il est trop tard maintenant pour feindre l’ignorance.
Vasilia lui jeta un coup d’œil aigu.
— Et, à cause de l’intérêt de Gremionis pour elle, vous avez déduit qu’il avait d’abord dû s’intéresser à moi ? C’est avec cette folle hypothèse que vous m’avez abordée ?
— Ce n’est pas entièrement une folle hypothèse. Il y a d’autres facteurs concluants. Est-ce que vous niez tout en bloc ?
Elle passa la main d’un air songeur sur la longue table à côté d’elle, comme pour l’épousseter, et Baley se demanda quels détails contenaient ces grandes feuilles de papier. Il distinguait, de loin, des schémas complexes qui n’auraient certainement aucune signification pour lui, même s’il les examinait et les étudiait pendant des heures ou même des jours.
— Vous commencez à me fatiguer, dit Vasilia. Vous me dites que Gremionis s’est intéressé d’abord à moi, puis à mon sosie, la Solarienne. Et maintenant vous voudriez que je le nie. Pourquoi prendrais-je la peine de le nier ? Et quelle importance ? Même si c’était vrai, comment est-ce que cela pourrait me faire du tort ? Vous dites que, j’étais agacée par des attentions que je jugeais importunes et que je les ai ingénieusement détournées. Et alors ?
— Ce n’est pas ce que vous avez fait qui est intéressant, mais pourquoi. Vous saviez que Gremionis était le genre de garçon qui insisterait. Il s’était offert à vous à plusieurs reprises et, de même, il s’offrirait inlassablement à Gladïa.
— Et elle le refuserait.
— Elle est solarienne, elle a des problèmes avec la sexualité, elle refusait tout le monde, ce que vous deviez bien savoir puisque j’imagine qu’en dépit de tout votre détachement de votre pè… du Dr Fastolfe, vous avez assez de sentiment pour garder un œil sur votre remplaçante.
— Eh bien dans ce cas, tant mieux pour elle ! Si elle a refusé Gremionis, c’est qu’elle a bon goût.
— Vous savez qu’il n’y a pas de « si ». Vous saviez qu’elle le repousserait.
— Encore une fois… et alors ?
— Alors, ces offres répétées signifieraient que Gremionis se rendrait fréquemment chez Gladïa, qu’il se cramponnerait à elle.
— Une dernière fois ! Et alors ?
— Alors, dans l’établissement de Gladïa, il y avait un objet très insolite, un des deux robots humaniformes qui existent dans l’univers, Jander Panell.
Vasilia hésita. Puis elle demanda :
— Où voulez-vous en venir ?
— Je crois que l’idée vous est venue que si, d’une façon ou d’une autre, le robot humaniforme était tué dans des circonstances qui incrimineraient le Dr Fastolfe, alors cela pourrait être utilisé comme une arme, pour lui arracher le secret du cerveau humaniforme positronique. Gremionis, irrité par les refus répétés de Gladïa et profitant de sa présence constante dans son établissement, a pu être poussé à chercher une effroyable vengeance en tuant le robot.
Vasilia cligna rapidement des yeux.
— Ce pauvre barbier pourrait avoir vingt mobiles de ce genre et vingt occasions, cela n’aurait aucune importance. Il ne saurait pas ordonner à un robot de lui serrer correctement la main. Comment pourrait-il s’arranger en moins d’une année-lumière à seulement tenter d’imposer un gel mental à un robot ?
— Voilà, dit Baley d’une voix aimable, ce qui nous amène au but. Un but que vous avez prévu, je crois, car vous vous êtes retenue de me jeter dehors, parce que vous deviez savoir avec certitude si c’était là mon dessein ou non. Donc, je dis que Gremionis a commis l’acte, avec l’aide de cet Institut de Robotique et en travaillant par votre intermédiaire !
On se serait cru dans une dramatique de l’hypervision, soudain figée en plan fixe holographique.
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