— Il vous a dit ça, hein ? Oui, ça ne m’étonne pas. Pas un instant, même aujourd’hui, il ne prendrait la peine de se demander si une telle révélation ne serait pas embarrassante pour moi. Je me suis offerte à lui, oui, et pourquoi pas ? Il était le seul être humain que je connaissais vraiment. Superficiellement, il était gentil avec moi et je ne comprenais pas son dessein réel. Il était pour moi un objectif naturel. Et puis il s’était aussi fort bien appliqué à me faire connaître la stimulation sexuelle dans des conditions contrôlées ; des contrôles qu’il avait organisés lui-même. C’était inévitable qu’un jour je me tourne vers lui. Je le devais bien, puisqu’il n’y avait personne d’autre. Mais il a refusé.
— Et, pour cela, vous l’avez détesté.
— Non ! Pas au début. Pas pendant des années. Même si mon développement sexuel en a été compromis, avec des résultats dont je souffre encore, je ne lui reprochais rien. J’étais trop ignorante. Je lui trouvais des excuses. Il avait trop à faire. Il avait les autres. Il avait besoin de femmes plus âgées. Vous seriez stupéfait de l’ingéniosité que je déployais à trouver des raisons à son refus. C’est seulement bien des années plus tard que j’ai compris que quelque chose n’allait pas, que j’ai réussi à aborder la question ouvertement, face à face. Je lui ai demandé pourquoi il m’avait refusée, je lui ai dit qu’en acceptant il aurait pu me mettre sur la bonne voie, tout résoudre…
Elle s’interrompit, la gorge serrée, et resta un moment une main sur les yeux. Baley attendit, pétrifié de gêne. Les robots étaient impassibles (incapables sans doute, pensa Baley, de ressentir une quelconque variation dans leurs circuits positroniques qui produirait une sensation comparable de près ou de loin à la gêne humaine).
Le Dr Vasilia reprit, plus calmement :
Il a éludé la question, aussi longtemps qu’il l’a pu, mais je revenais sans cesse à la charge. « Pourquoi m’as-tu refusée ? Pourquoi m’as-tu refusée ? » Il n’hésitait pas à se livrer à des pratiques sexuelles. J’étais au courant de plusieurs occasions… Je me souviens que je me suis demandé s’il préférait les hommes. Quand les enfants ne sont pas en cause, les préférences personnelles dans ce domaine sont sans importance, et certains hommes peuvent ne pas trouver les femmes à leur goût ou vice versa. Mais ce n’était pas le cas de cet homme que vous appelez mon père. Il aimait les femmes, parfois les jeunes femmes, aussi jeunes que je l’étais quand je me suis offerte la première fois. « Pourquoi m’as-tu refusée ? » Il a fini par me répondre, et je vous laisse deviner quelle était cette réponse !
Elle se tut et attendit, l’air ironique.
Baley, mal à l’aise, changea de position et marmonna :
— Il n’aimait pas faire l’amour avec sa fille ?
— Ah, ne soyez pas stupide ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Compte tenu que pratiquement aucun homme d’Aurora ne sait qui est sa fille, en faisant l’amour avec n’importe quelle femme de vingt ans plus jeune que lui il risquerait… Mais peu importe, c’est l’évidence même. Non, non, ce qu’il m’a répondu, et je me rappelle chaque mot, oh oui ! c’est ceci : « Petite idiote, si j’avais ce genre de rapports avec toi, comment pourrais-je conserver mon objectivité et à quoi me servirait mon étude de toi ? »
» A ce moment, voyez-vous, j’étais au courant de son intérêt pour le cerveau humain. Je marchais même sur ses traces et je devenais une roboticienne par moi-même. Je travaillais en ce sens avec Giskard et je faisais des expériences avec sa programmation. Je m’y prenais très bien, n’est-ce pas, Giskard ?
— En effet, Petite Miss.
— Mais je voyais bien que cet homme que vous appelez mon père ne me considérait pas comme un être humain. Il préférait me voir désaxée pour la vie plutôt que de renoncer à son objectivité. Ses observations étaient plus importantes pour lui que ma normalité. A partir de ce moment, j’ai compris ce que j’étais et ce qu’il était et j’ai fini par le quitter.
Un silence suivit, un silence pesant.
Baley avait un peu mal à la tête. Mille questions se bousculaient dans son esprit : « Ne pouviez-vous tenir compte de l’égocentrisme d’un grand savant ? De l’importance d’un immense problème ? Ne pouviez-vous juger sa réponse en faisant la part de l’irritation d’être forcé à discuter de ce qu’il ne voulait pas aborder ? » Et d’autres : La colère même de Vasilia, maintenant, n’était-elle pas du même ordre ? Est-ce que son idée fixe de sa propre « normalité » (et comment savoir ce qu’elle entendait par là ?) à l’exclusion des deux plus importants problèmes, sans doute, confrontant l’humanité – la nature du cerveau humain et la conquête de la Galaxie – ne représentait pas un égocentrisme égal et bien moins pardonnable ?
Mais il ne dit rien de tout cela. Il ne savait pas comment le rendre intelligible à cette femme et il ne savait d’ailleurs pas s’il la comprendrait au cas où elle répondrait.
Que faisait-il dans ce monde, parmi ces gens ? Il était incapable de comprendre leurs coutumes, leur tournure d’esprit, en dépit de toutes les explications, pas plus qu’ils ne pouvaient comprendre les siennes.
— Je regrette, docteur Vasilia, dit-il avec lassitude. Je conçois votre colère, mais si vous parveniez à la maîtriser pour le moment et à réfléchir à l’affaire du Dr Fastolfe et au robot assassiné, ne pourriez-vous reconnaître que nous traitons de deux choses différentes ? Le Dr Fastolfe a peut-être voulu vous observer d’une manière objective et détachée, même au prix de votre bonheur, tout en étant à des années-lumière du désir de détruire un robot humaniforme avancé.
Vasilia rougit et glapit :
— Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, Terrien ? Croyez-vous que je vous ai raconté tout ça parce que je pensais que vous seriez intéressé – vous ou n’importe qui – par la triste histoire de ma vie ? Est-ce que vous vous imaginez que ça me fait plaisir de me révéler de cette manière ?
» Si je vous ai raconté tout ça, c’est uniquement pour vous démontrer que le Dr Han Fastolfe, mon père biologique comme vous ne vous lassez pas de me le répéter, a bien détruit Jander. C’est évident, voyons ! Je me suis retenue de le dire parce que personne, avant vous, n’avait été assez bête pour me poser la question et aussi à cause d’un reste de sotte considération que j’ai encore pour cet homme. Mais maintenant que vous le demandez, je vous réponds, et par Aurora, je continuerai de le dire à tout le monde, de le crier sur les toits, de le déclarer publiquement, s’il le faut.
» Le docteur Han Fastolfe a bien détruit Jander Panell. J’en suis certaine. Etes-vous satisfait ?
Baley considéra avec horreur cette femme égarée. Il bredouilla et dut s’y reprendre à deux fois pour parler.
— Je ne comprends pas, docteur Vasilia. Je vous en prie, calmez-vous et réfléchissez. Pourquoi le docteur Fastolfe aurait-il voulu détruire ce robot ? Et quel rapport y a-t-il avec sa manière de vous traiter ? Imaginez-vous une forme de représailles contre vous ?
Vasilia respirait rapidement (nota Baley distraitement et sans intention consciente, en remarquant malgré lui que si elle était aussi menue que Gladïa elle avait des seins plus gros) et elle parut faire un effort surhumain pour maîtriser sa voix.
— Il me semble vous avoir expliqué, Terrien, que Han Fastolfe est intéressé par l’observation du cerveau humain. Il n’a pas hésité à infliger des tensions au mien afin d’observer les résultats. Et il préfère les cerveaux qui sortent de l’ordinaire, celui d’un bébé, par exemple, pour en étudier le développement. N’importe quoi sauf un cerveau commun.
Читать дальше