— Non, ça ne l’était pas ! Vous voulez dire, possible que j’aie prévu cette situation ? Que j’aie délibérément créé cet abominable veuvage ? Jamais ! Non, Baley. Je n’ai pas voulu cela. Les bonnes intentions sont une mauvaise défense, je le sais, mais c’est tout ce que j’ai à vous offrir.
— Bien, docteur, nous n’en parlerons plus. Ce que j’ai maintenant à vous offrir, moi, déclara Baley, c’est une solution possible à ce mystère.
Fastolfe poussa un profond soupir et se laissa retomber contre son dossier.
— C’est ce que vous m’avez laissé entendre quand vous êtes revenu de chez Gladïa, dit-il. (Il examina Baley avec une certaine dureté dans les yeux.) Est-ce que vous n’auriez pas pu me dire quelle est cette fameuse clef dès le début de notre conversation ? Au lieu de m’imposer… tout ceci ?
— Je suis navré, docteur Fastolfe. La clef n’a aucun sens sans… tout ceci.
— Eh bien alors, parlez !
— C’est ce que je vais faire. Jander se trouvait dans une situation que vous, le plus grand roboticien de tous les mondes, vous n’aviez pas prévue, de votre propre aveu. Il plaisait tant à Gladïa, il lui procurait tant de plaisir qu’elle était profondément amoureuse de lui et le considérait comme son mari. Et s’il se révélait que, en lui plaisant, il lui déplaisait aussi ?
— Je ne comprends pas très bien.
— Ecoutez, docteur. Elle est assez secrète, à propos de toute l’affaire. J’ai cru comprendre, que, sur Aurora, les histoires de rapports sexuels ne sont pas des choses que l’on cache à tout prix, n’est-ce pas ?
— Nous ne les diffusons pas en Hyperonde, dit ironiquement Fastolfe, mais nous n’en faisons pas non plus un plus grand mystère que toute autre affaire strictement personnelle. Nous savons généralement qui a été le dernier partenaire de qui et, si l’on a affaire à des amis, on se fait le plus souvent une idée des talents, de l’enthousiasme, ou des réticences, de l’un ou l’autre partenaire. Ou des deux. C’est parfois abordé, dans des conversations à bâtons rompus.
— Oui, mais vous ne saviez rien des rapports de Gladïa avec Jander.
— Je soupçonnais…
— Ce n’est pas la même chose. Elle ne vous a rien dit. Vous n’avez rien vu. Vos robots n’ont rien pu vous rapporter. Elle a gardé le secret, envers vous qui êtes certainement son meilleur ami sur Aurora. Manifestement, vos robots avaient reçu des instructions précises pour ne jamais parler de Jander et Jander lui-même avait reçu l’ordre de ne rien révéler.
— Je suppose que c’est une déduction juste.
— Pourquoi a-t-elle fait ça, docteur ?
— Les principes solariens concernant les tabous sexuels ?
— Est-ce que cela ne revient pas à dire qu’elle en avait honte ?
— Il n’y avait aucune raison. Encore que si l’on avait su qu’elle considérait Jander comme un mari, elle eût été la risée de tout le monde.
— Elle aurait pu dissimuler cet aspect-là très facilement sans cacher absolument tout. Supposons qu’elle en ait eu honte, à sa manière solarienne.
— Bon, et alors ?
— Personne n’aime avoir honte et elle a pu en rendre Jander responsable, à la façon déraisonnable qu’ont les gens de chercher à rejeter sur d’autres la responsabilité des désagréments qui leur arrivent par leur propre faute.
— Oui ?
— Alors il y a eu peut-être un moment où Gladïa, qui a un caractère emporté, a fondu en larmes, disons, et s’est mise en colère contre Jander en l’accusant d’être la cause de sa honte et de son malheur. Il est possible que cela n’ait pas duré longtemps, qu’elle se soit rapidement confondue en excuses et l’ait couvert de caresses, mais est-ce que Jander n’aurait pas eu quand même la nette impression qu’il était la cause de la honte et du malheur de Gladïa ?
— Peut-être.
— Et est-ce que cela n’aurait pas signifié, pour Jander, que s’il poursuivait ces rapports il la rendrait encore plus malheureuse, et que s’il mettait fin aux rapports il la rendrait malheureuse aussi ? Quoi qu’il fit, il violerait la Première Loi. Alors, incapable d’agir de manière à éviter cette transgression, il ne pouvait que se réfugier dans la non-action et il s’est donc mis en état de gel mental… Vous rappelez-vous l’histoire que vous m’avez racontée à midi, sur le robot télépathe légendaire, qui a été poussé à la stase par cette pionnière de la robotique ?
— Par Susan Calvin, oui ! Je vois ! Vous fondez votre scénario sur cette vieille légende. Très ingénieux, Baley, mais ça ne marche pas.
— Pourquoi ? Quand vous m’avez dit que vous pouviez provoquer un gel mental chez Jander, vous n’aviez pas la moindre idée qu’il était si profondément plongé dans une situation aussi inattendue. Elle correspond exactement à la situation de Susan Calvin.
— Supposons que l’histoire de Susan Calvin et du robot télépathe ne soit pas une légende. Prenons-la au sérieux. Il n’y aurait quand même aucun parallèle entre cette histoire et la situation de Jander. Dans le cas de Susan Calvin, nous avions un robot incroyablement primitif, un robot qui, aujourd’hui, ne serait même pas accepté comme jouet. Il ne pouvait traiter de telles affaires que qualitativement : A crée du malheur ; non a crée du malheur : donc, gel mental.
— Et Jander ? demanda Baley.
— N’importe quel robot moderne, n’importe quel robot du siècle passé, soupèserait les questions quantitativement. Laquelle des deux situations, A et non-A, créerait le plus de malheur ? Le robot prendrait rapidement une décision et choisirait le moindre mal. Les chances qu’il juge les deux situations s’excluant mutuellement et capables de produire un malheur égal sont minimes, et même dans ce cas, le robot moderne possède un facteur supplémentaire où entre le hasard. Au cas où A et non-A produisent exactement le même degré de malheur selon son jugement, il choisit l’un ou l’autre d’une manière complètement imprévisible et il obéit ensuite à sa décision sans la remettre en question. Il ne se met pas en état de gel mental.
— Vous voulez dire qu’il était impossible à Jander de se provoquer un gel mental ? Vous disiez que vous pouviez l’avoir provoqué, vous.
— Dans le cas du cerveau positronique humaniforme, il y a un moyen de court-circuiter le facteur hasard, qui dépend entièrement de la construction initiale du cerveau. Même si vous connaissez la théorie fondamentale, c’est très long et très difficile de mener ainsi le robot par le bout du nez, pour ainsi dire, au moyen d’une habile succession de questions et d’ordres qui finissent par provoquer le gel mental. Il est inconcevable que cela arrive accidentellement, et la simple existence d’une contradiction apparente telle que celle qui est produite par l’amour et la honte simultanés ne pourrait y parvenir sans le plus laborieux réglage quantitatif dans les conditions les plus insolites… Ce qui nous laisse, comme je me tue à le répéter, le facteur indéterminable comme unique cause de l’accident.
— Mais vos ennemis vont affirmer que votre culpabilité n’en est que plus probable… Ne pourrions-nous, à notre tour, affirmer que Jander a été amené à l’état de gel mental par le conflit entre l’amour et la honte de Gladïa ? Est-ce que ça ne paraîtrait pas plausible ? Et est-ce que cela ne ferait pas basculer l’opinion publique en votre faveur ?
Fastolfe fronça les sourcils.
— Baley, vous commettez un excès de zèle. Réfléchissez sérieusement. Si nous tentions d’échapper à notre dilemme de cette manière plutôt malhonnête, quelles en seraient les conséquences ? Je ne parlerai pas de la honte et du malheur que cela causerait à Gladïa, qui souffrirait non seulement de la perte de Jander mais du remords d’avoir elle-même provoqué cette perte, si, en fait, elle a réellement éprouvé de la honte et l’a révélée. Je ne voudrais pas faire ça, mais laissons cela de côté, si nous le pouvons. Considérez, plutôt, que mes ennemis prétendraient que je lui ai prêté Jander, précisément pour aboutir à ce qui s’est passé. J’aurais fait cela, diraient-ils, afin de mettre au point une méthode, pour causer le gel mental des robots humaniformes, tout en échappant moi-même à tout soupçon. Notre situation serait encore pire que maintenant, car je ne serais pas seulement accusé d’être un ignoble intrigant et un traître mais, en plus, de m’être conduit d’une façon monstrueuse avec une femme innocente dont je me prétendais l’ami, ce qui m’a été épargné jusqu’à présent.
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