— En somme, vous avez opéré un transfert, elle est pour vous une figure de fille.
— Dans un sens, oui, je suppose qu’on pourrait dire cela, Baley… Et vous n’avez pas idée, vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux qu’elle ne se soit jamais mis en tête de s’offrir à moi. Si je l’avais repoussée, j’aurais revécu mon rejet de Vasilia. Si je l’avais acceptée, par incapacité de répéter ce rejet, cela aurait empoisonné ma vie car alors j’aurais eu l’impression de faire pour cette étrangère, pour ce vague reflet de ma fille, ce que j’avais refusé à ma fille elle-même. Dans un sens comme dans l’autre… Mais peu importe. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai hésité à vous répondre au début. Cela ramenait en quelque sorte mon esprit vers ce drame de ma vie.
— Et votre autre fille ?
— Lumen ? dit Fastolfe avec indifférence. Je n’ai jamais eu de contact avec elle, bien que j’aie de ses nouvelles de temps en temps.
— Il paraît qu’elle se présente à une fonction politique ?
— Une élection locale. Sur la liste globaliste.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les globalistes ? Ils sont pour Aurora seule, rien que notre propre globe, vous comprenez. Les Aurorains doivent prendre la tête pour coloniser la Galaxie. Les autres doivent être rejetés le plus loin possible, en particulier les Terriens. Ils appellent cela de l’auto-intérêt éclairé ».
— Ce ne sont pas vos opinions, naturellement.
— Bien sûr que non ! Je suis à la tête du parti humaniste, qui croit que tous les êtres humains ont un droit sur la Galaxie. Quand je parle de mes ennemis, je veux dire les globalistes.
— Donc, Lumen fait partie de vos ennemis.
— Vasilia aussi. Elle fait même partie de l’Institut de Robotique d’Aurora, l’I.R.A., fondé il y a quelques années et dirigé par des roboticiens qui me considèrent comme un démon qu’on doit vaincre à n’importe quel prix. A ma connaissance, cependant, mes diverses ex-femmes sont apolitiques ; peut-être même humanistes.
Fastolfe sourit ironiquement et demanda :
— Eh bien, Baley, avez-vous posé toutes les questions que vous vouliez poser ?
Les mains de Baley cherchèrent distraitement des poches dans son large pantalon d’Aurorain – un geste qu’il faisait régulièrement depuis qu’il avait dû adopter ce costume à bord du vaisseau – et n’en trouva pas. Il eut recours à un compromis, comme cela lui arrivait souvent, et croisa les bras.
— Ma foi, Fastolfe, pour tout vous avouer je ne suis pas du tout sûr que vous ayez répondu à la première. On dirait que vous ne vous lassez pas de l’éluder. Pourquoi avez-vous donné Jander à Gladïa ? Finissons en une fois pour toutes, étalons tout ça sur la table pour qu’un peu de lumière jaillisse au milieu de ce qui n’est pour le moment qu’obscurité.
Encore une fois, Fastolfe rougit. Peut-être était-ce de colère, à présent, mais il continua de parler d’une voix basse et posée.
— Ne me bousculez pas, Baley. Je vous ai donné votre réponse. Gladïa me faisait de la peine, j’ai pensé que Jander serait pour elle une bonne compagnie. Je vous ai parlé plus franchement qu’à n’importe qui, en partie à cause de la situation dans laquelle je me trouve, en partie parce que vous n’êtes pas aurorain. En échange, j’exige un respect normal.
Baley se mordit la lèvre. Il n’était pas sur la Terre. Il n’était soutenu par aucune autorité officielle et il y avait plus en jeu que son simple orgueil professionnel.
— Je vous fais des excuses, docteur, si je vous ai blessé. Je ne voulais pas insinuer que vous mentiez ou que vous refusiez de collaborer avec moi. Néanmoins, il m’est impossible d’enquêter si je ne connais pas toute la vérité. Permettez-moi de suggérer la réponse possible que je cherche, et ensuite vous me direz si j’ai raison, ou en partie raison ou tout à fait tort. Se pourrait-il que vous ayez donné Jander à Gladïa afin qu’il serve de cible à ses pulsions sexuelles et qu’elle n’ait ainsi ni l’occasion ni l’idée de s’offrir à vous ? Peut-être n’était-ce pas votre raison consciente, mais pensez-y maintenant. Est-il possible qu’un tel sentiment soit à l’origine du cadeau ?
Fastolfe allongea la main et prit un léger ornement transparent sur la table de la salle à manger. Il le tourna et le retourna entre ses doigts. A part ce mouvement, il restait figé, apparemment pétrifié. Enfin il soupira.
— C’est possible, Baley. Il est certain qu’après lui avoir prêté Jander – incidemment, ce n’était pas vraiment un cadeau – je me suis senti moins inquiet à ce sujet.
— Savez-vous si Gladïa s’est servie de Jander pour des besoins sexuels ?
— Avez-vous demandé à Gladïa si elle s’était servie de lui, Baley ?
— C’est sans rapport avec ma question. Je vous demande si vous le savez, vous. Avez-vous été témoin de pratiques sexuelles, entre eux ? Un de vos robots vous l’a dit ? Est-ce qu’elle-même vous l’a dit ?
— La réponse à toutes ces questions, Baley, est la même. C’est non. A la réflexion, l’usage de robots par des hommes ou des femmes, pour des actes sexuels, n’a rien de particulièrement insolite. Les robots, en général, ne sont pas faits pour cela, mais à cet égard les êtres humains ne manquent pas d’ingéniosité. Quant à Jander, il y était adapté parce qu’il est aussi humaniforme qu’il m’a été possible de le faire…
— Pour qu’il puisse participer à des rapports sexuels ?
— Non, cela n’a jamais été notre intention. Ce qui intéressait le regretté Dr Sarton et moi-même, c’était le problème abstrait de la fabrication d’un robot totalement humaniforme.
— Mais ces robots humaniformes sont conçus pour des rapports sexuels, n’est-ce pas ?
— Je suppose qu’ils le sont et maintenant que j’y réfléchis… – et j’avoue que cette idée a peut-être été cachée dans un coin de mon cerveau dès le début – maintenant que j’y réfléchis, il est très possible que Gladïa se soit servie de Jander pour cela. Dans l’affirmative, j’espère que cela lui a procuré du plaisir. Je considérerais alors mon prêt comme une bonne action.
— Est-ce que cette bonne action n’a pas pu être encore meilleure que ce que vous escomptiez ?
— En quel sens ?
— Que diriez-vous si je vous apprenais que Gladïa et Jander étaient mari et femme ?
La main de Fastolfe, qui tenait toujours l’ornement, se referma convulsivement, le garda un moment serré et le laissa tomber.
— Quoi ? C’est complètement ridicule ! C’est légalement impossible. Il ne peut être question d’enfants, il est donc inconcevable qu’on en postule. Sans cette intention, il ne peut y avoir de mariage.
— Ce n’était pas une question de légalité, docteur Fastolfe. Gladïa est solarienne, ne l’oubliez pas, et elle n’a pas le point de vue aurorain. Non, c’est une question d’émotion. Gladïa elle-même m’a confié qu’elle considérait Jander comme son mari. Je crois qu’à présent, elle se considère comme sa veuve et qu’elle a subi un nouveau traumatisme sexuel, très grave celui-là. Si, de quelque manière que ce soit, vous avez en connaissance de cause contribué à ce trau…
— Par tous les astres ! s’écria Fastolfe avec une violence exagérée. Je n’y ai pas contribué ! Quelle qu’ait pu être ma pensée, jamais je n’ai imaginé que Gladïa pourrait élaborer le fantasme d’un mariage avec un robot, tout humaniforme qu’il fût ! Aucun Aurorain ne pourrait imaginer une chose pareille !
Baley hocha la tête et leva une main.
— Je vous crois, docteur. Je ne pense pas que vous soyez assez bon comédien pour m’abuser avec une fausse sincérité. Mais je dois savoir. C’était après tout possible, tout juste, que…
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