Fastolfe lui évita d’en faire l’effort, en disant cependant :
— Et maintenant que vous mentionnez Gladïa, Baley, puis-je vous demander comment il se fait que vous vous êtes rendu chez elle dans un état d’assez profonde dépression et que vous en revenez presque gai, en déclarant que vous aviez peut-être dans votre main la clef de toute l’affaire. Avez-vous appris quelque chose de nouveau, d’inattendu peut-être, chez elle ?
— En effet, répondit distraitement Baley mais il s’intéressait surtout au dessert, qu’il n’identifiait pas du tout et dont une seconde petite portion venait d’être placée devant lui (un vague désir dans ses yeux ayant sans doute inspiré le serveur).
Il se sentait repu. Jamais encore dans sa vie il n’avait tant apprécié un repas et, pour la première fois, il regrettait les limites physiologiques qui l’empêchaient de continuer de manger éternellement. Il en avait d’ailleurs un peu honte.
— Et ce que vous avez appris était-il nouveau et inattendu ? insista Fastolfe avec patience. Quelque chose que j’ignore moi-même, peut-être ?
— Peut-être. Gladïa m’a dit que vous lui avez donné Jander il y a environ six mois, en temps normal. Fastolfe hocha la tête.
— Cela, je le sais, bien sûr. Oui, c’est vrai.
— Pourquoi ? demanda vivement Baley.
L’expression aimable de Fastolfe s’altéra quelque peu et il riposta :
— Pourquoi pas ?
— Je ne sais pas… Mais peu importe, docteur Fastolfe. Ma question demeure : Pourquoi le lui avez-vous donné ?
Fastolfe secoua légèrement la tête et ne dit rien.
— Docteur Fastolfe, je suis ici pour éclaircir une bien regrettable affaire. Rien de ce que vous avez fait, absolument rien, n’a simplifié les choses. Au contraire, vous avez paru prendre un malin plaisir à me montrer à quel point elle était grave et à réfuter toutes les solutions possibles que je pourrais avancer. Je ne m’attends pas à ce que d’autres répondent à mes questions. Je n’ai aucune position officielle dans ce monde et je n’ai pas le droit de poser des questions, encore moins de forcer les gens à répondre.
» Vous, toutefois, vous êtes différent. Je suis ici à votre demande et j’essaie de sauver votre carrière aussi bien que la mienne. De plus, à en juger par votre récit de l’affaire, je dois essayer de sauver non seulement la Terre mais Aurora. Par conséquent, j’aimerais que vous répondiez à mes questions, pleinement et franchement, en toute vérité. Je vous en prie, ne vous livrez pas à une tactique aboutissant à des impasses en me demandant par exemple « pourquoi pas » quand je vous demande pourquoi. Alors, encore une fois, et pour la dernière fois, pourquoi avez-vous donné Jander à Gladïa ?
Fastolfe fit une moue et sa figure s’assombrit.
— Pardonnez-moi, Baley. Si j’hésitais à répondre c’est parce que, à la réflexion, il me semble qu’il n’y a pas de raison très pertinente. Gladïa Delamarre – non, elle ne veut pas qu’on l’appelle par ce nom – Gladïa, donc, est une étrangère sur cette planète ; elle a subi une épreuve traumatisante dans son monde natal, comme vous le savez, et une épreuve traumatisante ici, comme vous ne le savez peut-être pas…
— Si, je le sais maintenant. Je vous en prie, soyez plus direct.
— Eh bien donc, elle me faisait de la peine. Elle était seule et Jander, pensais-je, serait une compagnie pour elle.
— De la peine ? Simplement comme ça ? Etiez-vous amants ? L’avez-vous été ?
— Non, pas du tout. Je n’ai rien offert. Elle non plus… Pourquoi ? Vous aurait-elle dit que nous étions amants ?
— Non, non, mais j’avais besoin d’une confirmation. Je vous le ferai savoir, quand il y aura une contradiction ; vous n’avez pas à vous inquiéter pour cela. Comment se fait-il qu’avec la sympathie que vous éprouvez pour elle et, d’après ce qu’elle m’a dit, la reconnaissance qu’elle ressent pour vous, ni l’un ni l’autre ne vous soyez offert ? J’ai cru comprendre qu’à Aurora les propositions sexuelles sont aussi courantes que les conversations sur la pluie et le beau temps.
Fastolfe fronça les sourcils.
— Vous n’avez rien compris du tout, Baley. Ne nous jugez pas par les principes de votre monde. Les rapports sexuels n’ont pas pour nous une importance capitale mais nous ne nous y livrons pas à la légère. En dépit des apparences et des idées que vous vous faites, aucun d’entre nous ne s’offre à la légère. Gladïa, inaccoutumée à nos usages et sexuellement frustrée sur Solaria, s’est peut-être offerte sans discrimination – ou plutôt en désespoir de cause, ce serait plus juste – et ce n’est probablement pas très surprenant, par conséquent, qu’elle n’ait guère apprécié les résultats.
— N’avez-vous pas tenté d’améliorer les choses ?
— En m’offrant moi-même ? Je ne suis pas ce qu’il lui faut et elle n’est pas non plus ce qu’il me faut. Elle me faisait de la peine. Elle me plaît beaucoup, j’admire ses talents artistiques et je veux qu’elle soit heureuse… Après tout, Baley, vous devez bien reconnaître que la sympathie d’un être humain pour un autre ne repose pas forcément sur le désir sexuel, ni sur autre chose qu’une affinité naturelle. N’avez-vous jamais éprouvé de sympathie pour quelqu’un ? N’avez-vous jamais voulu aider quelqu’un sans autre raison que la joie de soulager ses misères ? De quelle espèce de planète venez-vous donc ?
— Ce que vous dites est juste, docteur. Je ne doute pas que vous soyez un être généreux. Malgré tout, ayez un peu de patience avec moi, s’il vous plaît. Quand je vous ai demandé, la première fois, pourquoi vous avez donné Jander à Gladïa, vous ne m’avez pas répondu ce que vous venez de me dire maintenant, et avec une émotion considérable, dois-je ajouter. Votre premier mouvement a été d’éluder la question, d’hésiter, de répondre à côté, de gagner du temps en demandant « pourquoi pas ? ».
» Compte tenu de ce que vous m’avez enfin dit à l’instant, qu’y avait-il dans ma question qui vous a gêné au début ? Quelle raison, que vous ne vouliez pas avouer, vous est venue à l’esprit avant que vous vous décidiez pour celle que vous acceptiez d’avouer ? Pardonnez mon insistance mais je dois le savoir, et pas du tout par curiosité personnelle, je vous assure. Si ce que vous me dites n’est d’aucune utilité dans cette triste affaire, alors considérez que c’est déjà rejeté dans un trou noir.
A voix basse, Fastolfe répondit :
— En toute franchise, je ne sais pas trop pourquoi j’ai éludé votre question. Vous m’avez surpris, montré peut-être quelque chose que je ne voulais pas affronter. Laissez-moi réfléchir, Mr Baley.
Ils gardèrent un moment le silence. Le robot vint desservir et quitta la pièce. Daneel et Giskard étaient ailleurs (ils gardaient probablement la maison). Baley et Fastolfe se retrouvaient enfin seuls dans la salle à manger, sans robots.
Finalement, le savant hasarda :
— Je ne sais pas ce que je dois vous dire mais, si vous le voulez bien, laissez-moi revenir en arrière de quelques dizaines d’années. J’ai deux filles. Peut-être le savez-vous. Elles sont de deux mères différentes…
— Auriez-vous préféré des fils, docteur Fastolfe ? Fastolfe parut sincèrement surpris.
— Non, pas du tout ! La mère de ma seconde fille voulait un fils, je crois, mais je n’ai pas donné mon autorisation à l’insémination artificielle avec du sperme sélectionné – pas même avec le mien – car je tenais à ce que les dés génétiques soient jetés naturellement. Avant que vous me demandiez pourquoi, c’est parce que je préfère qu’il y ait un certain élément de hasard dans la vie et parce que je crois que, dans l’ensemble, j’aimais mieux avoir une fille. J’aurais accepté un garçon, bien sûr, mais je ne voulais pas renoncer à la chance d’avoir une fille. Je ne sais pas pourquoi, j’aime bien les filles. Bref, la seconde a donc été encore une fille et c’est peut-être pour cela que la mère a voulu dissoudre le mariage peu après la naissance. D’autre part, un assez grand nombre de mariages sont dissous peu après une naissance, alors j’ai tort sans doute de chercher des raisons particulières.
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