— Ce n’aurait été que des succédanés décevants. Je ne voulais que Jander… Alors, comprenez-vous, maintenant, ce que j’ai perdu ?
La figure habituellement grave de Baley s’allongea encore et prit une expression presque solennelle.
— Je comprends, Gladïa. Si je vous ai fait de la peine, tout à l’heure, je vous prie de me pardonner, car je ne comprenais pas très bien.
Elle pleurait, maintenant, alors il attendit, incapable de rien dire de plus, incapable de trouver les mots qui consolent.
Enfin, elle secoua la tête, s’essuya les yeux d’un revers de main et demanda dans un murmure :
— Vous voulez savoir encore autre chose ?
Baley répondit, un peu comme s’il s’excusait :
— Encore quelques questions sur un autre sujet, et j’aurai fini de vous ennuyer… Pour le moment, rectifia-t-il avec prudence.
— Quoi donc ?
Elle paraissait soudain très fatiguée.
— Savez-vous qu’il y a des gens qui accusent le Dr Fastolfe d’être responsable du meurtre de Jander ?
— Oui.
— Savez-vous que le Dr Fastolfe reconnaît que lui seul possède les connaissances et l’habileté nécessaires pour tuer Jander comme il a été tué ?
— Oui. Le cher docteur me l’a dit lui-même.
— Eh bien alors, Gladïa, pensez-vous, vous-même, que le Dr Fastolfe a tué Jander ?
Elle releva brusquement la tête, d’un mouvement sec, et protesta avec colère :
— Jamais de la vie ! Pourquoi l’aurait-il fait ? Jander était son robot, pour commencer, et il y tenait énormément, il était aux petits soins pour lui. Vous ne connaissez pas le cher docteur comme je le connais, Elijah. C’est la douceur même, il est incapable de faire du mal à qui que ce soit, et encore moins à un robot. Supposer qu’il aurait pu en tuer un, c’est comme si l’on supposait une pierre qui tombe de bas en haut !
— Je n’ai plus de questions à vous poser, Gladïa, et pour le moment, la seule autre chose qui m’intéresse, c’est de voir Jander… ce qui reste de Jander. Avec votre permission.
Elle parut de nouveau méfiante, hostile.
— Pourquoi ? Pourquoi voulez-vous le voir ?
— Gladïa ! Je vous en prie ! Je crains que cela ne me serve pas à grand-chose, mais je dois voir Jander même en sachant que ça ne me servira à rien. Je m’efforcerai de ne rien faire qui puisse blesser votre sensibilité.
Gladïa se leva. Sa robe, si simple qu’elle n’était rien de plus qu’une longue chemise fourreau, n’était pas noire (comme elle l’aurait été sur la Terre) mais d’une teinte neutre, terne, sans le moindre reflet ni scintillement. Baley, tout en n’étant guère connaisseur en matière de mode, trouva qu’elle représentait admirablement le deuil.
— Suivez-moi, murmura-t-elle.
Baley suivit Gladïa à travers diverses pièces, dont les murs brillaient faiblement. Une ou deux fois, il surprit comme un soupçon de mouvement et pensa que c’était un robot s’esquivant rapidement, puisqu’on leur avait dit de ne pas déranger.
Ils passèrent par un couloir puis ils montèrent quelques marches, vers une petite pièce dont un mur étincelait en partie, pour donner un effet de projecteur.
La chambre contenait un petit lit et un fauteuil, rien d’autre.
— C’était sa chambre, murmura Gladïa puis, comme si elle répondait à la pensée de Baley, elle ajouta : Il n’avait besoin de rien d’autre. Je le laissais tranquille et seul autant que je le pouvais, toute la journée si possible. Je ne voulais pas me lasser de lui. (Elle soupira.) Je regrette maintenant de n’avoir pas profité de lui à chaque seconde. Je ne savais pas que notre temps serait si court… Le voici.
Jander était couché sur le lit étroit et Baley le contempla gravement. Le robot était couvert d’une matière lisse et brillante. Le mur éclairé illuminait sa tête, qui était lisse également et presque humaine dans sa sérénité. Les yeux étaient grands ouverts mais opaques et ternes. Il ressemblait assez à Daneel pour que l’on comprenne la gêne de Gladïa en présence de l’autre robot humaniforme. Son cou et ses épaules se voyaient, au-dessus du drap.
— Est-ce que le Dr Fastolfe l’a examiné ? demanda Baley.
— Oui, complètement. Au désespoir, j’ai couru chez lui et si vous l’aviez vu se précipiter ici, si vous aviez vu son inquiétude, son chagrin, sa… sa panique, jamais vous n’iriez imaginer qu’il pourrait être responsable. Mais il n’a rien pu faire.
— Il est déshabillé ?
— Oui. Le Dr Fastolfe a dû lui ôter tous ses vêtements, pour un examen approfondi. Il m’a paru inutile de le rhabiller.
— Me permettez-vous de rabattre les draps, Gladïa ?
— Vous le devez absolument ?
— Je ne voudrais pas qu’on me reproche d’avoir laissé échapper le moindre détail indispensable à mon examen.
— Mais que pourriez-vous découvrir que le Dr Fastolfe n’a pas vu ?
— Rien, Gladïa. Mais je dois savoir qu’il n’y a rien à découvrir de plus pour moi. Je vous en prie, ne gênez pas mon enquête.
— Eh bien… Bon, faites ce que vous devez mais, je vous en supplie, remettez les couvertures exactement comme elles sont maintenant, quand vous aurez fini.
Elle tourna le dos à Baley et à Jander, replia son bras gauche contre le mur et y posa son front. Aucune plainte ne lui échappa, elle ne fit aucun mouvement, mais il comprit qu’elle se remettait à pleurer.
Le corps n’était peut-être pas tout à fait, tout à fait humain. La forme des muscles avait été quelque peu simplifiée, schématisée, en quelque sorte, mais il ne manquait aucun détail. Tout était là, les bouts de seins, le nombril, le pénis, les testicules, les poils pubiens, et même un léger duvet sur la poitrine.
Baley se demanda depuis combien de temps, combien de jours Jander avait été tué. Il s’étonna de ne pas le savoir mais pensa que ce ne pouvait être qu’avant son départ pour Aurora. Plus d’une semaine s’était donc écoulée et pourtant il n’y avait pas la plus petite trace, visuelle ou olfactive, de décomposition. C’était une nette différence robotique.
Il hésita puis il glissa un bras sous les épaules de Jander et l’autre sous ses hanches. Il n’envisagea pas un instant de demander de l’aide à Gladïa, ce serait impossible. Non sans peine, en haletant et en prenant mille précautions, il parvint à retourner Jander sans le faire tomber du lit.
Le sommier grinça, Gladïa devait savoir ce que faisait Baley, mais elle ne se retourna pas. Si elle ne proposa pas son aide, elle ne protesta pas non plus.
Baley retira ses bras de sous le corps. Jander était tiède au toucher. Vraisemblablement, la génératrice d’énergie continuait de faire un travail aussi simple que de maintenir la température corporelle malgré l’incapacité fonctionnelle du cerveau. Le corps donnait une impression de fermeté et d’élasticité. Il n’avait certainement pas dû passer par un stade correspondant à la rigidité cadavérique.
Un bras pendait à présent du lit, d’une manière tout à fait humaine. Baley le remua doucement et le lâcha. Le bras se balança légèrement et s’immobilisa. Il replia ensuite une jambe au genou pour examiner le pied ; puis il fit de même pour l’autre. Les fesses étaient parfaitement formées et il y avait même un anus.
Baley n’arrivait pas à chasser un sentiment de malaise. L’impression qu’il violait l’intimité d’un être humain refusait de se dissiper. S’il s’était agi d’un corps humain, sa froideur et sa rigidité l’auraient privé de toute humanité.
Il se dit, avec gêne : « Un corps de robot est beaucoup plus humain qu’un cadavre humain. »
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