« Je ne sais pas combien de temps cela a duré, sûrement pas plus de quelques instants, mais pour moi le temps s’est arrêté. Il m’est arrivé quelque chose qui ne m’était jamais arrivé. En réfléchissant par la suite à ce que j’en avais appris, j’ai compris que j’avais presque connu un orgasme.
« Je me suis efforcée de ne pas le montrer…
Baley, n’osant plus la regarder, secoua la tête.
— Eh bien, donc, je n’ai rien montré. Je vous ai dit « Merci, Elijah ». Je le disais pour ce que vous aviez fait pour moi, dans l’affaire de la mort de mon mari. Mais je vous le disais aussi, et bien plus, pour avoir éclairé mon existence, pour m’avoir montré, même à votre insu, ce qu’il y avait dans la vie, pour avoir ouvert une porte, révélé un chemin, indiqué un horizon. L’acte physique n’était rien en soi. Rien qu’un simple contact, mais c’était le commencement de tout.
La voix de Gladïa mourut et, pendant un moment, plongée dans ses souvenirs, elle garda le silence.
Puis elle leva un doigt.
— Non, ne dites rien. Je n’ai pas encore fini. J’avais fait des rêves éveillés, avant cela, très, très vagues. Un homme et moi, faisant ce que nous faisions mon mari et moi, mais quelque peu différemment – je ne savais même pas de quelle façon ce serait différent – et ressentant quelque chose de différent, que je ne pouvais même pas imaginer en déployant tous les prodiges d’imagination dont j’étais capable. J’aurais pu continuer toute ma vie à essayer d’imaginer l’inimaginable et j’aurais pu mourir comme je suppose que meurent les femmes de Solaria – et aussi les hommes – depuis trois ou quatre siècles, sans jamais rien savoir. Ignorantes. On a des enfants, mais on ne sait toujours pas.
« Mais il m’a suffi de toucher votre joue, Elijah, et j’ai su. N’était-ce pas stupéfiant ? Vous m’avez appris ce que je ne pouvais imaginer. Pas la mécanique, pas les gestes ni l’ennuyeux contact de deux corps mal consentants, mais quelque chose que je n’aurais jamais pu concevoir, dont jamais je n’aurais pu comprendre le rapport. Votre expression, la lueur dans vos yeux, l’impression de… de gentillesse, de bonté… quelque chose que je ne peux même pas décrire… une acceptation, l’abaissement d’une terrible barrière entre les individus. De l’amour, je suppose. Un mot commode pour englober tout cela et plus encore.
« J’ai éprouvé de l’amour pour vous, Elijah, parce que je croyais que vous pouviez en éprouver pour moi. Je ne dis pas que vous m’aimiez mais que vous sembliez en être capable, à mes yeux tout au moins. Je n’avais jamais connu cela et s’il en était question dans l’ancienne littérature, je ne comprenais pas ce que les auteurs voulaient dire, pas plus que je ne pouvais comprendre les hommes, dans ces mêmes livres, quand ils parlaient d’« honneur » et s’entretuaient pour défendre le leur. Je reconnaissais ce mot sans en pénétrer la signification. Je ne sais toujours pas ce que ça veut dire. Et pour moi, c’était la même chose que ce qu’on appelle l’amour, jusqu’à ce que je vous touche.
« Après, j’ai pu imaginer et je suis venue à Aurora en me souvenant de vous, en pensant à vous, en vous parlant inlassablement en pensée, en croyant qu’à Aurora je ferais la connaissance d’un million d’Elijah.
Elle s’interrompit, resta un moment perdue dans ses pensées, et puis, brusquement, elle poursuivit :
— Je ne les ai pas trouvés. J’ai découvert qu’Aurora, à sa façon, ne valait pas mieux que Solaria. A Solaria, la sexualité était interdite. Elle était détestée et nous nous en détournions tous. Nous ne pouvions pas aimer, à cause de cette haine qu’elle suscitait.
« A Aurora, la sexualité était ennuyeuse. On l’acceptait calmement, facilement, c’était aussi banal que de respirer. Si l’on avait envie de se livrer à des rapports sexuels, on s’adressait à celui ou celle qui vous plaisait, et si cette aimable personne n’avait rien de mieux à faire à cet instant, les rapports s’ensuivaient, de n’importe quelle manière commode. Comme la respiration… Mais où est l’extase, dans la respiration ? Si l’on étouffe, il se peut que la première aspiration d’air suivant la privation soit un merveilleux soulagement et un délice. Mais si l’on n’a jamais étouffé ?
« Mais si l’on n’a jamais été privé de sexe contre son gré ? Si cela était enseigné aux jeunes de la même façon que la lecture ou la programmation ? Si ce genre d’expérience était toute naturelle pour les enfants et si les adolescents plus âgés les aidaient ?
« Les rapports sexuels autorisés, aussi libres que possible, aussi abondants que l’eau, n’ont rien à voir avec l’amour, à Aurora. Tout comme ces rapports interdits et honteux à Solaria n’ont rien à voir avec l’amour. Dans un cas comme dans l’autre, les enfants sont rares, on ne peut en avoir qu’après avoir fait une demande officielle… Et ensuite, si l’autorisation est accordée, on doit se livrer à des rapports ayant pour seul objet la production d’enfants – rapports ennuyeux et ternes. Si, après un laps de temps raisonnable, l’imprégnation ne suit pas, l’esprit se rebelle, et on a recours à l’insémination artificielle.
« Avec le temps, l’extogénèse deviendra courante, tout comme à Solaria, la fécondation et le développement de l’embryon se feront dans une genitaria, l’amour physique sera abandonné, ne deviendra qu’une forme de rapport social, un jeu qui n’évoquera pas plus l’amour que le cosmo-polo.
« J’étais incapable d’adopter l’attitude auroraine, Elijah. Je n’avais pas été élevée comme ça. Avec terreur, j’ai recherché des rapports sexuels et personne ne m’a repoussée… et personne ne comptait. Tous les hommes avaient des yeux indifférents quand je m’offrais, et ils restaient indifférents, en m’acceptant. Une de plus, pensaient-ils, quelle importance ? Ils étaient consentants mais ça s’arrêtait là. Et quand je les touchais, il ne se produisait rien. C’était comme lorsque je touchais mon mari. J’ai appris à faire tous les gestes, à suivre leurs indications, à aller jusqu’au bout en acceptant qu’ils me guident, et cela ne me faisait toujours rien. Dans tout cela, je n’ai même pas puisé l’envie de faire cela moi-même, à moi-même. La sensation que vous aviez provoquée ne m’est jamais revenue et, finalement, j’ai renoncé.
« Durant tout ce temps, le Dr Fastolfe a été mon ami. Lui seul, dans tout Aurora, savait tout ce qui s’était passé sur Solaria. Du moins, je le crois. Vous savez que cette histoire n’a jamais été rendue publique et qu’elle n’a certainement pas été représentée dans sa réalité, dans cette effroyable émission en Hyperonde dont j’ai entendu parler et que je n’ai jamais voulu voir.
« Le Dr Fastolfe m’a protégée contre le manque de compréhension des Aurorains, contre leur mépris total des Solariens. Il m’a également protégée contre la détresse qui m’a envahie au bout d’un certain temps.
« Non, nous n’avons pas été amants. Je me serais bien offerte, mais quand l’idée m’est venue que je le pourrais, je pensais déjà que cette sensation que vous aviez inspirée, Elijah, ne me reviendrait jamais. Je me disais que c’était peut-être une illusion, une déformation de la mémoire, et j’y ai renoncé. Je ne me suis pas offerte. Et il ne s’est pas offert non plus. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être devinait-il mon désespoir de n’avoir rien pu trouver qui me convienne, dans les rapports sexuels, et n’a-t-il pas voulu l’aggraver en m’infligeant un nouvel échec. Ce serait caractéristique de sa prévenance et de ses bontés pour moi d’avoir ce genre de délicatesse… Nous n’avons donc jamais été amants. Il n’a été que mon ami, à un moment où j’en avais besoin plus que tout le reste.
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