Mais il ne tenait pas simplement à ne pas les remarquer, il voulait qu’ils ne soient pas là.
— Gladïa, dit-il, je veux être seul avec vous. Sans même un robot… Giskard, va rejoindre Daneel. Tu peux monter la garde à côté.
— Bien, monsieur, répondit Giskard, sa réaction brusquement réveillée au bruit de son nom.
Gladïa parut amusée.
— Comme vous êtes drôles, les Terriens ! Je sais que vous avez des robots sur la Terre mais vous n’avez pas l’air de savoir les commander. Vous aboyez des ordres, comme s’ils étaient sourds.
Elle se tourna vers Borgraf et lui dit à voix basse :
— Borgraf, aucun d’entre vous ne doit entrer dans cette pièce sans y avoir été appelé. Ne nous interrompez pas, à moins d’une menace ou d’une affaire réellement urgente.
— Oui, madame, répondit Borgraf.
Il recula, jeta un dernier coup d’œil sur la table pour s’assurer qu’il n’avait rien oublié, tourna les talons et quitta la pièce.
Ce fut au tour de Baley d’être amusé. Gladïa avait parlé à voix basse, certainement, mais sur un ton sec d’adjudant s’adressant à une nouvelle recrue. Dans le fond, pensa-t-il, pourquoi s’en étonner ? Il savait depuis longtemps qu’il était plus facile de voir les folies des autres que ses propres défauts.
— Nous voilà seuls, Elijah, dit Gladïa. Même les robots sont partis.
— Vous n’avez pas peur d’être seule avec moi ?
Lentement elle secoua la tête.
— Pourquoi aurais-je peur ? Un bras levé, un geste, un cri, et plusieurs robots se précipiteront. Sur aucun des mondes spatiens, on n’a de raison de craindre un être humain. Nous ne sommes pas sur la Terre, vous savez. Mais, au fait, pourquoi cette question ?
— Il y a d’autres peurs que les craintes physiques. Il n’est pas question que j’use contre vous de violence, ni que je vous maltraite physiquement. Mais n’avez-vous pas peur de mon interrogatoire et de ce qu’il pourrait me permettre de découvrir sur vous ? Souvenez-vous que nous ne sommes pas non plus sur Solaria. Là-bas, je sympathisais avec vous, je vous plaignais et je m’efforçais de démontrer votre innocence.
— Vous ne sympathisez plus avec moi, maintenant ? murmura-t-elle.
— Cette fois, ce n’est pas un mari mort. Vous n’êtes pas soupçonnée de meurtre. Ce n’est qu’un robot qui a été détruit et, autant que je sache, vous n’êtes soupçonnée de rien. C’est au contraire le Dr Fastolfe qui est mon problème. Il s’agit pour moi d’une affaire de la plus haute importance – pour des raisons que je n’ai pas besoin d’exposer – et je dois absolument prouver son innocence, à lui. Si mon enquête se révèle de nature à vous faire du tort, je n’y pourrai rien. Je n’ai pas l’intention de vous faire volontairement du mal, toutefois si je vous en fais, si je ne peux pas l’éviter, tant pis. Il était juste que je vous avertisse.
Elle releva la tête et le regarda dans les yeux, avec arrogance.
— Pourquoi votre enquête risquerait-elle de me faire du tort ?
— C’est ce que nous allons peut-être découvrir maintenant, répliqua froidement Baley, sans que le Dr Fastolfe soit là pour intervenir.
Il prit un des canapés avec une petite fourchette (il était inutile de se servir de ses doigts au risque de rendre tout le plat impropre à la consommation pour Gladïa), le déposa sur son assiette, le mit ensuite dans sa bouche et but une gorgée de thé.
Elle l’imita, canapé pour canapé, gorgée pour gorgée. S’il tenait à être froidement flegmatique, elle aussi, apparemment.
— Gladïa, reprit-il, il est important que je sache, avec précision, quels sont vos rapports avec le Dr Fastolfe. Vous vivez près de chez lui et vous formez tous les deux, en quelque sorte, une seule maison robotique. Il se fait visiblement du souci pour vous. Il n’a fait aucun effort pour se défendre et prouver sa propre innocence, sauf en déclarant simplement qu’il est innocent, mais il vous défend ardemment, il vous a défendue dès que j’ai durci mon interrogatoire.
Gladïa sourit légèrement.
— Que soupçonnez-vous, Elijah ?
— Ne croisez pas le fer avec moi. Je ne veux pas soupçonner. Je veux savoir.
— Le Dr Fastolfe ne vous a pas parlé de Fanya ?
— Si.
— Lui avez-vous demandé si elle était sa femme, ou simplement sa compagne ? S’il avait des enfants ?
Baley, mal à l’aise, changea de position. Il aurait pu poser des questions, bien sûr. Mais sur la Terre surpeuplée, où l’on vivait les uns sur les autres, l’intimité était d’autant plus précieuse qu’elle avait pour ainsi dire disparu. Sur Terre, il était pratiquement impossible de ne pas tout savoir de ses voisins, de leur vie familiale ou de leur état civil, si bien que l’on ne posait jamais de questions et que l’on feignait l’ignorance. C’était un pieux mensonge universel.
Ici, sur Aurora, bien entendu, les usages terriens n’y avaient aucune raison d’être et Baley ne savait pas pourquoi il s’y tenait. C’était idiot !
— Non, je ne lui ai rien demandé, répondit-il. Dites-le moi, voulez-vous ?
— Fanya est sa femme. Il a été marié plusieurs fois, consécutivement, bien sûr, encore que les mariages simultanés pour l’un ou l’autre sexe ne soient pas absolument inconnus à Aurora.
Le léger dégoût avec lequel elle dit cela amena une défense tout aussi légère.
— On n’a jamais vu ça à Solaria. D’ailleurs, l’actuel mariage du Dr Fastolfe sera probablement dissous d’ici peu et chacun sera alors libre de nouer de nouveaux liens, encore qu’il arrive souvent que l’un ou l’autre conjoint n’attende pas pour cela la dissolution… Je ne dis pas que je comprends cette manière désinvolte de traiter le mariage, Elijah, mais c’est ainsi à Aurora. Le Dr Fastolfe, à ma connaissance, est assez collet monté. Ses mariages se sont toujours succédé et il ne cherche rien d’extra-conjugal. Les Aurorains jugent cela vieux jeu et plutôt bête.
Baley hocha la tête.
— Mes lectures me l’ont laissé entendre. Si je comprends bien, on se marie quand on a l’intention d’avoir des enfants.
— En principe, oui, mais il paraît que plus personne ne prend ça au sérieux aujourd’hui. Le Dr Fastolfe a déjà deux enfants et ne peut en avoir d’autres, mais il se marie quand même et postule pour un troisième. Il est rejeté, bien entendu, et il sait qu’il le sera. Des gens ne se donnent même pas la peine de postuler.
— Alors pourquoi se marier ?
— Il y a des avantages sociaux. C’est plutôt compliqué et, comme je ne suis pas auroraine, je ne suis pas sûre de très bien comprendre.
— Enfin, peu importe. Parlez-moi des enfants du Dr Fastolfe.
— Il a deux filles de deux mères différentes. Aucune des mères n’est Fanya, naturellement. Il n’a pas de fils. Ses deux filles ont été incubées dans le sein de la mère, comme le veut l’usage à Aurora. Toutes deux sont adultes, maintenant, et elles ont leurs propres établissements.
— Est-il resté proche de ses filles ?
— Je ne sais pas. Il ne parle jamais d’elles. L’une est roboticienne, alors il doit bien se tenir au courant de ses travaux, je pense. Je crois que l’autre est candidate à un poste au conseil d’une des villes, à moins qu’elle ait déjà été élue et soit en fonction. Je ne sais vraiment pas.
— Est-ce qu’il y a des querelles de famille, des tensions ?
— Pas que je sache, et j’avoue ne pas savoir grand chose, Elijah. A ma connaissance, il est resté en bons termes avec toutes ses ex-femmes. Aucune de ces dissolutions ne s’est faite dans la colère et les récriminations. D’abord, ce n’est pas du tout le genre du Dr Fastolfe. Je ne puis rien imaginer dans la vie qui soit capable d’arracher à Fastolfe une réaction plus extrême qu’un soupir de résignation dans la bonne humeur. Il plaisantera sur son lit de mort.
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