Gladïa s’agita fébrilement. Elle crispa les poings, comme pour empêcher ses mains de trembler, et les abattit sur ses genoux.
— Accident ou non, je ne suis pas responsable ! s’écria-t-elle. Je n’étais pas avec lui quand c’est arrivé. Je n’y étais pas ! Je lui ai parlé dans la matinée, il allait bien, il était parfaitement normal. Quelques heures plus tard, quand je l’ai appelé, il n’est pas venu. Je l’ai cherché et je l’ai trouvé debout dans sa niche habituelle, l’air tout à fait normal. Seulement il ne m’a pas répondu, il n’y a eu aucune réaction. Et il n’a eu aucune réaction depuis.
— Avez-vous pu lui dire quelque chose, tout à fait en passant, qui aurait provoqué le gel mental après que vous l’avez quitté ? Disons une heure plus tard, par exemple ?
Fastolfe s’interposa vivement.
— C’est tout à fait impossible, Baley ! Si un gel mental se produit, il se produit instantanément. Je vous prie de ne pas harceler Gladïa de cette façon. Elle est incapable de provoquer délibérément un gel mental et il est inconcevable qu’elle en ait provoqué un accidentellement.
— N’est-il pas tout aussi inconcevable qu’il ait été produit par le hasard d’un court-circuit positronique, comme vous dites que ce pourrait être le cas ?
— Pas tout à fait.
— Les deux incidents sont extrêmement improbables. Quelle est la différence, dans l’inconcevable des deux cas ?
— Elle est très importante. Je suppose qu’un gel mental par court-circuit positronique aurait une probabilité de 1 sur 1012 alors que celle d’un ordre accidentel serait de 1 sur 10m. Ce n’est qu’une estimation, mais une évaluation assez raisonnable des improbabilités comparées. La différence est encore plus grande qu’entre un seul électron et l’Univers tout entier, et elle est en faveur du court-circuit accidentel.
Un silence tomba. Au bout d’un moment, Baley le rompit.
— Docteur Fastolfe, vous disiez que vous ne pouviez pas vous attarder.
— Je suis déjà resté trop longtemps.
— Bien. Alors voudriez-vous partir maintenant ? Fastolfe fit mine de se lever puis il demanda :
— Pourquoi ?
— Parce que je veux parler à Gladïa seul à seule.
— Pour la harceler ?
— Je dois l’interroger hors de votre présence. Notre situation est beaucoup trop grave pour nous embarrasser de politesse.
— Je n’ai pas peur de Mr Baley, cher docteur, assura Gladïa. (Elle ajouta, non sans une certaine nostalgie :) Mes robots me protègeront si son impolitesse dépasse les bornes.
Fastolfe sourit.
— Très bien, Gladïa.
Il se leva et lui tendit la main. Elle la serra très brièvement.
— J’aimerais que Giskard reste ici, pour une protection générale, dit-il, et Daneel restera dans la pièce voisine, si cela ne vous fait rien. Pourriez-vous me prêter un de vos robots pour me raccompagner chez moi ?
— Certainement, répondit-elle en levant un bras. Vous connaissez Pandion, je crois ?
— Naturellement ! Un bon gardien solide et digne de confiance.
Fastolfe partit, suivi de près par le robot.
Baley attendit, en observant Gladïa, en l’examinant. Elle baissait les yeux sur ses mains, croisées sur ses genoux.
Il était certain qu’elle avait plus de choses à révéler. Comment il la persuaderait de parler, il n’en savait rien, mais il était au moins sûr d’une chose : tant que Fastolfe serait là, elle ne dirait pas toute la vérité.
Enfin, elle releva la tête et demanda d’une petite voix d’enfant :
— Comment allez-vous, Elijah ? Comment vous sentez-vous ?
— Assez bien, Gladïa.
— Le Dr Fastolfe a dit qu’il vous conduirait ici, à l’Extérieur, et qu’il s’arrangerait pour vous faire attendre un certain temps, au pire moment.
— Ah ? Pourquoi donc ? Pour s’amuser ?
— Mais non, voyons ! Je lui ai raconté comment vous aviez réagi au grand air. Vous vous souvenez, quand vous vous êtes évanoui et que vous êtes tombé dans la mare ?
Elijah secoua vivement la tête. Il ne pouvait nier l’incident ni le souvenir qu’il en gardait, mais il n’appréciait guère qu’on le lui rappelle. Il grommela :
— Je ne suis plus tout à fait comme ça. Je me suis amélioré.
— Néanmoins le Dr Fastolfe a dit qu’il vous mettrait à l’épreuve. Est-ce que tout s’est bien passé ?
— Assez bien. Je ne me suis pas évanoui.
Baley se rappela son malaise à bord du vaisseau, durant l’approche d’Aurora, et il grinça des dents. Mais c’était différent et il ne voyait pas la nécessité d’en parler. Il changea de conversation :
— Comment dois-je vous appeler ? Comment vous appelle-t-on ici ?
— Jusqu’à présent, vous m’avez appelée Gladïa.
— C’est peut-être impropre. Je pourrais dire Mrs Delamarre mais il se peut…
Elle étouffa une exclamation et l’interrompit précipitamment :
— Je ne me suis pas servie de ce nom depuis mon arrivée ici. Je vous en prie, ne l’employez pas !
— Comment vous appellent les Aurorains, alors ?
— Le plus souvent, ils disent Gladïa Solaria, mais cela indique simplement que je ne suis pas de leur planète et je n’aime pas ça non plus. Je suis simplement Gladïa. Un seul nom. Ce n’est pas un nom aurorain et je doute qu’il y en ait une autre dans ce monde, alors il suffit. Je continuerai de vous appeler Elijah, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Pas du tout.
— J’aimerais servir le thé.
C’était une nette déclaration et Baley acquiesça en disant :
— Je ne savais pas que les Spatiens buvaient du thé.
— Ce n’est pas du thé comme sur Terre. C’est l’extrait d’une plante, qui est agréable et jugé absolument inoffensif. Nous l’appelons du thé.
Elle leva un bras et Baley remarqua que sa manche était resserrée au poignet et rejoignait des gants très fins, couleur chair. En sa présence, elle exposait toujours le minimum de peau nue.
Son bras resta en l’air quelques instants et au bout de deux ou trois minutes un robot arriva avec un plateau. Il était manifestement encore plus primitif que Giskard mais il disposa les tasses, les assiettes de canapés et de petits fours sans heurt et versa le thé avec même un semblant de grâce.
Curieux, Baley demanda :
— Comment faites-vous ça, Gladïa ?
— Quoi donc ?
— Vous levez le bras chaque fois que vous voulez quelque chose et les robots comprennent toujours ce que vous demandez. Comment est-ce que celui-ci a su que vous vouliez qu’il serve le thé ?
— Ce n’est pas difficile. Chaque fois que je lève le bras, cela coupe un petit champ électro-magnétique maintenu en permanence dans la pièce. Des positions légèrement différentes de ma main et de mes doigts produisent diverses déformations du champ et mes robots les interprètent comme des ordres. Mais je ne m’en sers que pour les commandements les plus simples : Viens ici ! Apporte du thé !… des ordres courants.
— Je n’ai pas remarqué que le docteur Fastolfe se servait de ce système dans son établissement.
— Ce n’est pas tellement aurorain. C’est notre méthode à Solaria et j’y suis habituée… D’ailleurs, je prends toujours le thé à cette heure. Borgraf s’y attend.
— C’est celui-là, Borgraf ?
Baley examina le robot avec un certain intérêt, en s’apercevant que jusque-là il lui avait à peine accordé un coup d’œil. L’indifférence naissait vite de la familiarité. Encore vingt-quatre heures, et il ne remarquerait plus du tout les robots. Ils s’agiteraient autour de lui sans qu’il les voie et les travaux auraient l’air de se faire tout seuls.
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