Le robot repartit.
L’après-midi tirait à sa fin et le soleil rougeoyait aux fenêtres exposées à l’ouest. Baley eut l’impression que cette maison était plus petite que celle de Fastolfe mais elle aurait été plus gaie si la présence de la triste silhouette de Gladïa n’avait eu un effet déprimant.
Baley se dit que ce devait être son imagination qui lui jouait des tours. De toute manière, la gaieté lui paraissait impossible dans une structure prétendant abriter et protéger des êtres humains mais qui restait exposée de tous côtés à l’Extérieur. Pas Un seul mur, pensait-il, n’avait derrière lui la chaleur de la vie humaine. On ne pouvait se tourner dans aucune direction pour trouver de la compagnie, une sensation de communauté. Au delà de chaque mur extérieur, de tous les côtés, en haut et en bas, s’étendait un monde inanimé. Froid ! Froid !
Et le froid refluait sur Baley alors qu’il songeait de nouveau au dilemme dans lequel il était plongé. Pendant un moment, le choc qu’il avait éprouvé en revoyant Gladïa le lui avait fait oublier.
— Approchez-vous, Elijah, dit-elle. Venez-vous asseoir. Je vous prie de me pardonner de ne pas avoir toute ma tête à moi. Je me trouve, pour la seconde fois, en plein scandale planétaire et je vous avouerai que la première expérience suffisait.
— Je comprends, Gladïa. Je vous en prie, ne vous excusez pas, répondit Baley.
— Quant à vous, cher docteur, ne vous croyez pas obligé de nous laisser.
— Ma foi…
Fastolfe jeta un coup d’œil à la bande horaire, au mur.
— Je veux bien rester encore un petit moment mais du travail m’attend, mon enfant, même si le ciel nous tombe sur la tête. Plus encore si je songe à un proche avenir où je risque d’être empêché de poursuivre mes travaux.
Gladïa cligna rapidement des yeux comme pour refouler des larmes.
— Je sais, docteur. Vous avez de graves ennuis à cause… à cause de ce qui s’est passé ici, et j’ai un peu honte de ne pouvoir penser qu’à ma propre infortune.
— Je vais faire de mon mieux pour résoudre, mon problème, Gladïa, et je ne veux pas que vous éprouviez dans cette affaire un sentiment de culpabilité. Mr Baley va peut-être pouvoir nous aider tous les deux.
A ces mots, Baley bougonna :
— Je ne me rendais pas compte, Gladïa, que vous étiez en quelque sorte impliquée dans cette affaire.
— Qui d’autre le serait ? répliqua-t-elle en soupirant.
— Vous êtes… Vous étiez, plutôt, en possession de Jander Panell ?
— Pas réellement en possession. Il m’avait été prêté par le Dr Fastolfe.
— Etiez-vous avec lui quand… quand il…
Baley hésita, ne sachant trop comment dire.
— Quand il est mort ? Pouvons-nous dire qu’il est mort ? Non, je n’étais pas là. Et, avant que vous posiez la question, il n’y avait personne d’autre dans la maison à ce moment. J’étais seule. Je le suis généralement. Presque toujours. C’est à cause de mon éducation solarienne, rappelez-vous. Naturellement, cette solitude n’est pas obligatoire. Vous êtes ici tous les deux et cela ne me gêne pas… Enfin, pas beaucoup.
— Et vous étiez toute seule au moment où Jander est mort ? C’est bien ça ?
— Je viens de le dire ! s’exclama Gladïa avec une Certaine irritation. Ah, ne faites pas attention, Elijah. Je sais que vous devez vous faire répéter et répéter les choses. Oui, j’étais bien seule. Franchement.
— Mais il y avait des robots avec vous, sans doute ?
— Oui, bien sûr. Quand je dis « seule », je veux dire qu’il n’y avait pas d’autres êtres humains avec moi.
— Combien de robots possédez-vous, Gladïa ? Sans compter Jander.
Elle hésita, comme si elle comptait mentalement, puis elle répondit :
— Vingt. Cinq dans la maison et quinze sur les terres. Je dois dire aussi que les robots vont et viennent librement, entre ma maison et celle du Dr Fastolfe, ce qui fait qu’il n’est pas toujours facile de juger, quand on aperçoit un robot un instant dans l’un ou l’autre établissement, s’il est à moi ou à lui.
— Ah ! dit Baley. Et comme le Dr Fastolfe a cinquante-sept robots dans son établissement cela signifie, si nous faisons l’addition, que dans l’ensemble il y en a soixante-dix-sept. Y a-t-il d’autres établissements voisins dont les robots pourraient se mêler aux vôtres sans qu’il soit possible de les distinguer ?
Fastolfe intervint :
— Il n’y en a aucun qui soit assez près pour cela. Et il n’est pas d’usage d’autoriser ce genre de relations. Gladïa et moi, nous sommes un cas d’espèce, parce qu’elle n’est pas auroraine et parce que je me sens en quelque sorte responsable d’elle.
— Tout de même… Soixante-dix-sept robots, marmonna Baley.
— Oui, dit Fastolfe, mais pourquoi insistez-vous sur ce point ?
— Parce que cela signifie que vous avez l’habitude de voir du coin de l’œil sans y faire particulièrement attention, soixante-dix-sept objets qui se déplacent, chacun ayant une forme vaguement humaine. N’est-il pas possible, Gladïa, que si un véritable être humain pénétrait dans la maison, dans quelque intention que ce soir, vous n’y feriez pas attention ? Ce ne serait qu’un objet ambulant de plus, de forme vaguement humaine, qui ne vous surprendrait pas.
Fastolfe rit tout bas et Gladïa secoua la tête, sans sourire.
— On voit bien que vous êtes un Terrien, Elijah. Comment pouvez-vous imaginer qu’un être humain, même le Dr Fastolfe, pourrait s’approcher de ma maison sans que je sois avertie par un de mes robots ? Je pourrais ne pas faire attention à une forme mouvante, supposer que c’est un des robots, mais jamais aucun robot ne s’y tromperait. Je vous attendais sur le seuil, quand vous êtes arrivé, mais uniquement parce que mes robots m’avaient prévenue. Non, non, quand Jander est mort, il n’y avait aucun autre être humain dans la maison.
— A part vous.
— A part moi. Tout comme il n’y avait personne à part moi dans la maison quand mon mari a été tué. De nouveau, Fastolfe intervint avec délicatesse.
— Il y a une différence, Gladïa. Votre mari a été tué avec un instrument contondant. La présence physique d’un assassin était nécessaire et si vous étiez l’unique personne présente, c’était très grave. Dans le cas présent, Jander a été mis hors de fonctionnement par un subtil programme verbal. La présence physique n’était pas indispensable. Le fait que vous étiez seule sur les lieux ne signifie rien, surtout si vous ne savez pas comment bloquer le cerveau d’un robot humaniforme.
Tous deux se tournèrent vers Baley, Fastolfe d’un air interrogateur, Gladïa tristement. (Il était plutôt irrité de voir que Fastolfe, dont l’avenir était aussi sombre que le sien, avait l’air de prendre les choses avec humour. Il n’y avait vraiment pas de quoi rire, pensa Baley avec morosité.)
— L’ignorance, dit-il lentement, peut n’avoir aucune importance. Il arrive qu’une personne ne sache pas comment se rendre à tel ou tel endroit et l’atteigne cependant en marchant au hasard. Il est possible que l’on ait parlé à Jander et, sans en avoir la moindre conscience, appuyé sur le bouton du gel mental.
— Et quelles seraient les chances de ce hasard-là ? demanda Fastolfe.
— C’est vous l’expert, docteur, et je suppose que vous allez me dire qu’elles sont pratiquement inexistantes ?
— Incroyablement réduites. Il se peut qu’une personne ne sache pas se rendre à tel ou tel endroit, mais si le seul chemin est une suite de cordes raides tendues dans une multitude de directions, quelles sont les chances d’atteindre ce lieu par hasard en marchant les yeux bandés ?
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