Et – peut-être – cela n’avait-il plus d’importance.
Ils étaient maintenant sur le seuil de la maison de Fastolfe et Baley sentit sa respiration s’accélérer. Maintenant, il était bien certain que le tremblement de son bras et de sa lèvre inférieure avait été provoqué par la fraîcheur du vent.
Le soleil avait disparu, quelques étoiles apparaissaient, le ciel s’assombrissait en prenant une curieuse teinte violet verdâtre qui lui donnait un aspect maladif. Baley franchit la porte et entra dans la chaleur des murs lumineux.
Il était en sécurité.
Fastolfe l’accueillit.
— Vous êtes rentré rapidement, Baley. Votre entrevue avec Gladïa a-t-elle été féconde ?
— Très féconde, docteur Fastolfe. Il est même possible que je tienne dans ma main la clef de la solution.
Fastolfe se contenta de sourire poliment, d’une manière n’indiquant ni surprise, ni plaisir, ni scepticisme. Il précéda son invité dans une pièce, visiblement une salle à manger, mais plus petite et plus intime que celle où ils avaient déjeuné.
— Nous allons, mon cher Baley, annonça Fastolfe avec amabilité, faire un petit dîner sans cérémonie, tous les deux. Rien que nous. Nous n’aurons même pas les robots, si cela peut vous faire plaisir. Et nous ne parlerons pas de notre affaire à moins que vous n’y teniez absolument.
Baley ne dit rien mais s’arrêta pour contempler les murs avec stupéfaction. Ils étaient d’un vert lumineux changeant, mouvant, avec des différences d’éclat et d’une nuance qui allait en progressant, de bas en haut. Il y avait des soupçons de palmes ou de larges feuilles d’un vert plus foncé et de vagues ombres ici et là. Ces murs donnaient à la salle l’illusion d’une grotte bien éclairée, au fond de la mer. L’effet était vertigineux, du moins Baley eut-il cette impression.
Fastolfe n’eut pas de mal à interpréter l’expression de son invité.
— C’est un goût acquis, Baley, je le reconnais… Giskard, atténue l’illumination du mur, s’il te plaît… Merci.
Baley laissa échapper un soupir de soulagement.
— Merci infiniment, docteur Fastolfe. Si je pouvais aller à la Personnelle…?
— Certainement.
Baley hésita.
— Pourriez-vous…
Fastolfe rit tout bas.
— Vous la trouverez parfaitement normale, Baley. Vous n’aurez à vous plaindre de rien.
Baley baissa la tête.
— Ah ! Je vous remercie.
Sans les intolérables illusions, la Personnelle – il pensa que c’était la même qu’il avait utilisée plus tôt dans la journée – n’était que ce qu’elle était, bien plus luxueuse et hospitalière que toutes celles qu’il avait connues. Elle était tout à fait différente de celles de la Terre, où l’on trouvait des rangées de cabines s’étendant à l’infini, toutes identiques, toutes destinées à une seule personne.
Baley éprouva un léger malaise à la pensée que celle-ci était une Personnelle universelle, dont n’importe qui pouvait être invité à se servir, homme ou femme, jeune ou vieux.
La pièce étincelait, en quelque sorte, de propreté hygiénique. Chaque surface moléculaire externe pouvait être détachée après chaque usage et remplacée par une neuve. Obscurément, Baley sentait que s’il restait assez longtemps sur Aurora, il aurait peut-être du mal à se réadapter aux foules de la Terre, qui repoussaient à l’arrière-plan l’hygiène et la propreté, au rang d’un idéal difficile sinon impossible à atteindre, que l’on respectait de loin.
Baley, entouré d’appareils d’ivoire et d’or (pas de l’ivoire véritable, sans nul doute, ni de l’or vrai) lisses et brillants, se surprit soudain à frémir au souvenir de l’indifférence des Terriens aux échanges de bactéries et aux dangers de contagion. N’était-ce pas justement ce qu’éprouvaient les Spatiens ? Pouvait-il le leur reprocher ?
Très songeur, il se lava les mains, en jouant avec les petits contacts de la commande, ici et là, pour varier la température. Et pourtant, ces Aurorains décoraient leurs intérieurs avec un luxe si criard, ils cherchaient tellement à feindre de vivre à l’état de nature, alors qu’ils avaient domestiqué et brisé la nature… Ou bien était-ce seulement Fastolfe ?
Après tout, pensa Baley, l’établissement de Gladïa était beaucoup plus austère… mais peut-être était-ce parce qu’elle avait été élevée à Solaria.
Le dîner qui suivit fut un ravissement. Encore une fois, comme au déjeuner, il eut le sentiment très net d’être plus près de la nature. Les plats étaient nombreux, variés, tous servis par petites portions et, dans bien des cas, il était possible de voir qu’ils étaient composés de parties de plantes ou d’animaux. Les inconvénients, un petit os par-ci, un peu de cartilage par-là, des brins de fibres qui l’auraient dégoûté naguère commençaient à lui faire un peu l’effet d’une aventure.
Le premier service était du poisson, un petit poisson que l’on mangeait entier avec tous les organes internes, et cela lui parut, au premier abord, une autre manière assez ridicule de se frotter à la Nature avec un grand N. Mais il avala quand même le petit poisson, comme le fit Fastolfe, et il fut immédiatement converti par le goût. Jamais il n’avait rien mangé de pareil. C’était comme si des papilles du goût avaient été soudain inventées et greffées sur sa langue.
Les goûts changeaient, d’un plat à l’autre. Certains étaient vraiment bizarres et pas particulièrement plaisants mais Baley n’y attacha pas d’importance. Le plaisir d’un goût distinct, de goûts distincts (sur les conseils de Fastolfe, il buvait une gorgée d’eau légèrement parfumée entre chaque plat), voilà ce qui comptait, et non les détails.
Baley s’efforça de ne pas dévorer, de ne pas concentrer toute son attention sur le repas, de ne pas récurer son assiette. Désespérément, il continua d’observer et d’imiter Fastolfe, en s’appliquant à ne pas se soucier du regard amical mais nettement amusé de son hôte.
— J’espère, dit Fastolfe, que vous trouvez tout ceci à votre goût ?
— C’est délicieux, répondit Baley en se forçant un peu.
— Je vous en prie, ne vous contraignez pas à une politesse inutile. Ne mangez rien qui vous paraisse trop bizarre ou désagréable. A la place de ce qui vous déplaît, je ferai apporter ce que vous aimez.
— Ce n’est pas nécessaire, docteur Fastolfe. Tout est plutôt à ma satisfaction.
— J’en suis heureux.
Malgré l’offre de Fastolfe de se passer de la présence de robots, le service était effectué par un robot. (Fastolfe, qui y était habitué, ne le remarquait sans doute même pas, pensa Baley, et il ne fit aucune réflexion.)
Comme il fallait s’y attendre, le robot était silencieux et ses mouvements d’une admirable précision. Son élégante livrée semblait sortir des émissions historiques que Baley avait vues en Hyperonde. Ce n’était qu’en regardant de très près, avec attention, que l’on voyait que le costume n’était qu’une illusion d’optique, due à l’éclairage, et que la surface externe du robot était aussi proche que possible d’un revêtement de métal poli, pas davantage.
— Est-ce que la surface du serveur a été dessinée par Gladïa ? demanda Baley.
— Oui, répondit Fastolfe, visiblement ravi. Elle serait flattée de savoir que vous avez reconnu son talent. Elle en a beaucoup, n’est-ce pas ? Ses œuvres ont de plus en plus de succès et elle occupe un créneau fort utile dans la société auroraine.
Durant tout le repas, la conversation fut plaisante mais banale. Baley n’avait pas tellement envie de « parler affaires » d’ailleurs, préférant de loin garder le silence pour mieux apprécier les mets, en laissant son subconscient, ou toute autre faculté prenant la relève, décider comment aborder la question qui, maintenant, lui semblait être le point crucial du problème Jander.
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