— Elle a emmené l’enfant avec elle, je suppose ? Fastolfe regarda Baley d’un air perplexe.
— Pourquoi diable l’aurait-elle fait ?… Ah oui, j’oubliais. Vous êtes de la Terre. Non, bien sûr que non. L’enfant devait être placée dans une crèche, où elle pourrait être soignée correctement, bien entendu… A vrai dire, confia le savant en plissant le nez comme si un souvenir bizarre le mettait soudain dans l’embarras, elle n’y a pas été placée. J’ai décidé de l’élever moi-même. C’était légal mais inhabituel. J’étais très jeune, il faut dire, je n’avais pas encore atteint mon premier siècle, mais je m’étais déjà taillé une réputation en robotique.
— Et vous n’avez pas eu de difficultés ?
— Pour bien l’élever, vous voulez dire ? Oh non ! Je me suis beaucoup attaché à elle. Je l’ai appelée Vasilia. C’était le nom de ma mère, vous savez. (Il rit un peu d’une réminiscence.) Il m’arrive d’avoir de ces singuliers petits élans du cœur comme mon affection pour mes robots. Je n’ai jamais connu ma mère, bien entendu, mais son nom figure dans mes documents. Et elle est encore en vie, à ma connaissance, alors je pourrais la voir… mais il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu… je ne sais pas… d’écœurant à rencontrer une personne dans le ventre de qui on a été… Où en étais-je ?
— Vous avez appelé votre fille Vasilia.
— Oui. Je l’ai élevée moi-même et, naturellement, je me suis attaché à elle. Beaucoup attaché. Je comprenais l’attrait que pouvait avoir une telle façon d’agir mais, bien entendu, j’étais une source de gêne pour mes amis et je devais tenir ma fille à l’écart, où elle n’aurait de contacts avec personne, autant sur le plan mondain que professionnel. Je me rappelle, un jour…
Fastolfe s’interrompit.
— Oui ?
— Voilà bien des dizaines d’années que je n’y ai plus repensé. Elle est arrivée en courant et pleurant, je ne sais plus pourquoi, et s’est jetée dans mes bras alors que j’étais avec le Dr Sarton. Nous discutions d’un des tout premiers projets de robot humaniforme. Elle n’avait que sept ans, je crois, alors bien sûr je l’ai serrée contre moi, je l’ai embrassée, j’ai oublié l’affaire en cours, ce qui était tout à fait impardonnable de ma part. Sarton est parti, en s’étranglant, profondément indigné et choqué. J’ai mis une semaine entière à reprendre contact avec lui et à poursuivre nos délibérations. Les enfants ne doivent pas produire cet effet sur les gens, je suppose, mais il y a si peu d’enfants et on les croise si rarement !
— Et votre fille, Vasilia, elle vous aimait aussi ?
— Oh oui, du moins, jusqu’à ce que… Oui, oui, elle m’aimait beaucoup. Je m’occupais de ses études, je m’assurais que son intelligence se développait pleinement.
— Vous dites qu’elle vous aimait jusqu’à… Vous avez laissé votre phrase en suspens. Il est donc venu un moment où elle ne vous a plus aimé ? Quand ?
— Elle a voulu avoir son propre établissement, une fois qu’elle a été assez âgée pour cela. C’était bien naturel.
— Et vous ne le vouliez pas ?
— Qu’entendez-vous par là ? Je ne le voulais pas ? Bien sûr que si, je le voulais. Vous avez l’air de me prendre pour un monstre, Baley.
— Dois-je donc penser qu’une fois à l’âge où elle pouvait avoir son propre établissement, elle n’a plus éprouvé pour vous cette affection qu’elle avait quand elle était réellement votre fille, vivait avec vous et dépendait de vous ?
— Ce n’est pas tout à fait aussi simple. A vrai dire, c’est plutôt compliqué. Voyez-vous… (Fastolfe parut gêné.) Je l’ai repoussée quand elle s’est offerte à moi.
— Elle s’est offerte… à vous ? s’exclama Baley, horrifié.
— Cela, c’était assez normal, dit Fastolfe avec indifférence. Elle me connaissait mieux que personne. Je lui avais appris les choses de l’amour physique, je l’avais encouragée à faire des expériences, je l’avais emmenée aux Jeux d’Eros, j’avais fait tout ce que je pouvais pour elle. Il fallait donc s’y attendre et j’ai été fou de ne pas m’y attendre et de me laisser prendre par surprise.
— Un inceste !
— Pardon ? dit Fastolfe. Ah oui, un mot terrien. A Aurora, ce mot n’existe pas, Baley. Très peu d’Aurorains connaissent leur famille proche. Naturellement, s’il est question de mariage et si l’on postule pour des enfants, il y a une enquête généalogique, mais quel rapport avec la sexualité ? Non, non, l’anormal, c’est que j’aie repoussé ma propre fille.
Fastolfe rougit, ses grandes oreilles plus encore que le reste de sa figure.
— Eh bien vrai ! marmonna Baley.
— Je n’avais aucune raison valable non plus, du moins aucune que je pouvais expliquer à Vasilia. C’était criminel de ma part de ne pas l’avoir prévu et de n’avoir pas préparé des raisons pour rejeter une personne aussi jeune et inexpérimentée, si cela devenait nécessaire, des explications qui éviteraient de la blesser et de la soumettre à une terrible humiliation. Je suis réellement honteux d’avoir assumé la responsabilité d’élever une enfant, pour finir par lui imposer une telle épreuve. Il me semblait que nous pourrions continuer à avoir des rapports de père et de fille – d’amis – mais elle n’a pas renoncé. Chaque fois que je la repoussais, même avec mille ménagements et toute l’affection possible, les choses ne faisaient qu’empirer entre nous.
— Jusqu’à ce que finalement…
— Finalement, elle a voulu son propre établissement. Je m’y suis opposé au début, non que je ne voulais pas qu’elle en ait un, mais parce que je souhaitais rétablir nos rapports affectueux avant qu’elle s’en aille. Rien de ce que j’ai tenté n’y a fait. Ce fut, probablement, la période la plus éprouvante de ma vie. Enfin, elle a si bien insisté, avec violence, pour partir, qu’il me fut impossible de la retenir plus longtemps. Elle était déjà une roboticienne professionnelle – je suis heureux qu’elle n’ait pas abandonné la profession par animosité envers moi – et elle était capable de fonder un établissement sans mon aide. C’est ce qu’elle a fait et, depuis, il y a eu très peu de contacts entre nous.
— Il se pourrait, docteur Fastolfe, que dans la mesure où elle n’a pas renoncé à la robotique elle ne se soit pas totalement détachée de vous.
— C’est ce qu’elle fait le mieux et ce qui l’intéresse le plus. Cela n’avait rien à voir avec moi. Je le sais parce qu’au début, j’ai pensé comme vous et j’ai fait des avances amicales mais elles ont été repoussées.
— Vous manque-t-elle, docteur ?
— Naturellement, elle me manque, Baley ! C’est un exemple de l’erreur qu’il y a à élever soi-même son enfant. On cède à une impulsion irrationnelle, à un désir atavique, et cela finit par inspirer à l’enfant le sentiment d’amour le plus fort possible et par vous soumettre à l’embarras d’avoir à refuser la première offre que fait d’elle-même cette enfant, en la marquant psychologiquement pour la vie. Et, en plus de cela, on s’inflige à soi-même ce sentiment totalement irrationnel du chagrin de l’absence. C’est une chose que je n’avais jamais ressentie et que je n’ai jamais éprouvée depuis. Elle et moi avons inutilement souffert et je suis le seul coupable.
Fastolfe se plongea dans une sorte de méditation et Baley demanda, avec douceur :
— Et quel est le rapport de tout cela avec Gladïa ? Fastolfe sursauta.
— Ah oui ! J’avais oublié. Eh bien, c’est assez simple. Tout ce que je vous ai dit sur Gladïa est vrai. Elle me plaisait. Je sympathisais avec elle, je la plaignais, j’admirais son talent. Mais, de plus, elle ressemble à Vasilia. Je l’ai remarqué dès que j’ai vu le premier reportage en Hyperonde de son arrivée de Solaria. La ressemblance est frappante et c’est à cause de cela que je me suis intéressé à elle. (Il soupira.) Quand je me suis rendu compte que, comme Vasilia, elle avait été sexuellement frustrée et portait aussi une cicatrice, ce fut plus que je n’en pouvais supporter. Je me suis arrangé pour qu’elle soit établie près de moi, comme vous voyez. J’ai été son ami et j’ai tout fait pour aplanir ses difficultés d’adaptation à un monde étranger.
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