De nouveau, il glissa ses bras sous Jander, le souleva et le retourna.
Il remonta et lissa le drap de son mieux, puis il remit le couvre-pied et le lissa aussi. En reculant d’un pas, il jugea que tout était exactement semblable, ou s’en rapprochait autant qu’il était possible.
— J’ai fini, Gladïa, dit-il.
Elle se retourna, contempla Jander avec des yeux humides et demanda :
— Nous pouvons partir, alors ?
— Oui, naturellement mais, Gladïa…
— Eh bien ?
— Allez-vous le garder ainsi ? Je sais qu’il ne se décomposera pas mais…
— Vous n’êtes pas d’accord ?
— Dans un sens, non. Il faut vous donner une chance de vous remettre. Vous ne pouvez pas porter le deuil pendant trois siècles, voyons. Ce qui est fini est fini.
(Ces propos parurent creux, même aux oreilles de Baley. Quel effet devaient-ils donc lui faire, à elle ?)
— Je sais que vous partez d’un bon sentiment, Elijah. On m’a priée de garder Jander jusqu’à la fin de l’enquête. Ensuite, il sera passé à la torche, à ma demande.
— A la torche ?
— On le placera sous une torche de plasma pour le réduire à ses éléments, comme on le fait ici pour les cadavres humains. Je conserverai de lui un hologramme… et des souvenirs. Cela vous satisfait-il ?
— Naturellement… Maintenant, je dois retourner chez le Dr Fastolfe.
— Le corps de Jander vous a-t-il appris quelque chose ?
— Non, Gladïa, mais je ne m’y attendais pas. Elle fit face à Baley et lui dit gravement :
— Elijah, je veux que vous découvriez qui a fait cela et pourquoi. Je dois le savoir !
— Mais, Gladïa…
Elle secoua violemment la tête, comme pour tenir à l’écart tout ce qu’elle ne voulait pas entendre.
— Je sais que vous pouvez réussir !
Baley sortit de la maison de Gladïa dans le coucher de soleil. Il se tourna vers ce qu’il pensait être l’ouest et découvrit le soleil d’Aurora, d’une couleur écarlate foncé, couronné de fines écharpes de nuages rougeoyants dans un ciel vert pomme.
— Nom de Jehosaphat ! marmonna-t-il.
Manifestement, le soleil d’Aurora, plus frais et plus orangé que celui de la Terre, accentuait la différence au crépuscule, quand sa lumière traversait une plus grande épaisseur de l’atmosphère d’Aurora.
Daneel était derrière lui ; Giskard, comme à l’aller, en avant-garde.
Il entendit à son oreille la voix de Daneel :
— Vous sentez-vous bien, camarade Elijah ?
— Tout à fait bien, répondit Baley content de lui. Je supporte très bien l’Extérieur. Je peux même admirer le coucher de soleil. C’est toujours comme ça ?
Daneel se tourna avec indifférence vers le couchant.
— Oui, mais rentrons vite à l’établissement du Dr Fastolfe. A cette époque de l’année, le crépuscule ne dure pas longtemps, camarade Elijah, et j’aimerais que vous rentriez tant que l’on y voit encore.
— Je suis prêt. Partons.
Baley se demanda s’il ne vaudrait pas mieux attendre la nuit. Le paysage serait moins agréable à voir mais, d’un autre côté, l’obscurité lui donnerait l’illusion d’être dans un lieu clos ; tout au fond de lui-même, il ne savait pas combien de temps durerait cette euphorie causée par l’admiration d’un coucher de soleil (un cou cher de soleil, notez bien, à l’Extérieur). Mais cette incertitude tenait de la lâcheté et il ne voulait pas l’avouer.
Giskard revint vers lui, sans bruit, et demanda :
— Préféreriez-vous attendre, monsieur ? Est-ce que la nuit vous conviendrait mieux ? Nous-mêmes ne serions pas incommodés.
Baley s’aperçut de la présence d’autres robots, plus éloignés, de tous les côtés. Gladïa avait-elle dépêché ses robots des champs comme gardes du corps, ou bien Fastolfe avait-il envoyé les siens ?
Cela accentuait la protection dont il était l’objet et, non sans une certaine perversité, il refusa de reconnaître une faiblesse.
— Non, dit-il, partons tout de suite.
Sur ce, il se mit en marche d’un bon pas vers l’établissement de Fastolfe qu’il distinguait tout juste entre les arbres lointains.
Que les robots me suivent ou non, pensait-il audacieusement. Il savait que s’il se permettait d’y penser, il y aurait en lui quelque chose qui renâclerait encore à l’idée de lui-même à la surface extérieure d’une planète, sans autre protection que de l’air entre lui et le grand vide, mais il n’allait pas y penser !
C’était la joyeuse exaltation d’être délivré de la peur qui le faisait un peu trembler, qui le faisait claquer des dents. Ou alors c’était le vent frais du soir, qui faisait naître aussi la chair de poule sur ses bras.
Ce n’était pas l’Extérieur.
Non, non et non !
En faisant un effort pour desserrer les dents, il demanda :
— Connaissais-tu Jander, Daneel ?
— Oui, camarade Elijah. Nous avons été côte à côte pendant un certain temps. Depuis le moment de la construction de l’Ami Jander jusqu’à ce qu’il passe dans l’établissement de Miss Gladïa, nous avons été constamment ensemble.
— Est-ce que cela te gênait, Daneel, que Jander te ressemble tant ?
— Non, monsieur. Lui et moi savions nous distinguer et le Dr Fastolfe ne nous confondait pas non plus. Nous étions, par conséquent, deux individus distincts.
— Et toi, Giskard, tu savais les distinguer aussi ? Ils étaient plus près de lui, maintenant, sans doute parce que les autres robots avaient pris la relève, pour la protection à longue distance.
— Il ne s’est présenté aucune occasion, si ma mémoire est bonne, où il a été important que je fasse cela.
— Et s’il y en avait eu, Giskard ?
— Alors, j’aurais pu les distinguer.
— Quelle était ton opinion de Jander, Daneel ?
— Mon opinion, camarade Elijah ? Vous souhaitez avoir mon opinion sur quel aspect de Jander ?
— Est-ce qu’il effectuait bien son travail, par exemple ?
— Certainement.
— Etait-il satisfaisant en tout ?
— En tout, à ma connaissance.
— Et toi, Giskard ? Quelle était ton opinion ?
— Je n’ai jamais été aussi proche de l’Ami Jander que de l’Ami Daneel et il ne serait pas convenable de ma part de donner une opinion. Je puis dire que, à ma connaissance, le Dr Fastolfe était parfaitement satisfait de l’Ami Jander. Il paraissait également satisfait de l’Ami Jander et de l’Ami Daneel. Cependant, je ne pense pas que ma programmation soit de nature à me permettre d’être catégorique à ce sujet.
— Et pendant la période où Jander est entré au service de Miss Gladïa ? Est-ce que tu le fréquentais à ce moment, Daneel ?
— Non, camarade Elijah. Miss Gladïa le gardait chez elle. Quand elle rendait visite au Dr Fastolfe, Jander ne l’accompagnait jamais, autant que je sache. Lorsqu’il m’est arrivé d’escorter le Dr Fastolfe pour une visite à l’établissement de Miss Gladïa, je n’ai pas vu l’Ami Jander.
Baley fut un peu surpris d’apprendre cela. Il se tourna vers Giskard pour lui poser la même question, hésita puis haussa les épaules. Il n’arriverait pas à grand-chose de cette façon et, comme l’avait fait observer le Dr Fastolfe, il ne servait à rien d’interroger un robot. Jamais ils ne diraient en connaissance de cause des choses qui pourraient faire du mal à un être humain, pas plus qu’ils ne pouvaient être harcelés, cajolés ou soudoyés pour parler. Ils ne débiteraient pas de mensonges flagrants, en revanche, ils pouvaient s’en tenir obstinément, mais poliment, à des réponses évasives ou inutilisables.
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