— Non, camarade Elijah, ce serait imprudent. Le Dr Fastolfe estime que ses ennemis considèrent votre présence avec une grande appréhension. Ils avaient tenté de persuader le président de ne pas accorder au Dr Fastolfe l’autorisation de vous faire venir et ils vont certainement tenter encore de le persuader de vous renvoyer sur Terre à la première occasion.
— Ce genre d’opposition pacifique ne nécessite pas de gardes du corps.
— Non, monsieur, mais si l’opposition a des raisons de craindre que vous parveniez à disculper le Dr Fastolfe, il est possible qu’elle se sente poussée à des extrémités regrettables. Vous n’êtes pas un Aurorain, après tout, et dans votre cas, par conséquent, les inhibitions de notre monde contre la violence seraient atténuées.
Baley répliqua avec mauvaise humeur :
— Le fait que j’ai passé ici une journée entière et qu’il ne s’est rien passé devrait vous rassurer et réduire considérablement toute menace de violence.
— Il le semblerait en effet, dit Daneel sans paraître remarquer la légère ironie dans la voix de Baley.
— D’un autre côté, reprit Baley, si j’ai l’air de progresser dans mon enquête, alors le danger que je cours augmentera.
Daneel réfléchit un moment.
— Ce serait sans doute une conséquence logique.
— Et dans ce cas, Giskard et toi m’accompagnerez partout, simplement au cas où j’arriverais à faire un peu trop bien mon travail.
Encore une fois, Daneel prit le temps de la réflexion.
— Vous formulez cela d’une manière qui me déroute, camarade Elijah, mais il me semble que vous avez raison.
— Eh bien alors, je suis prêt maintenant pour le petit déjeuner, déclara Baley. Encore que j’avoue avoir un peu perdu l’appétit à la pensée que je me trouve devant une affreuse alternative : ou j’échoue, ou je suis assassiné !
Fastolfe sourit à Baley, à la table du petit déjeuner.
— Avez-vous bien dormi, Baley ?
Baley examinait avec fascination sa tranche de jambon. Elle avait été coupée avec un couteau. Elle était un peu granuleuse et il y avait une discrète bande de gras le long d’un des côtés. En un mot, elle n’avait pas été traitée. Le résultat, c’était un goût de jambon plus prononcé.
Il y avait aussi des œufs poêlés, avec la demi-sphère aplatie du jaune au milieu, entourée de blanc, un peu comme les marguerites que Ben lui avait montrées dans les champs, sur la Terre. Intellectuellement, Baley savait à quoi ressemblait un œuf avant d’être traité, il savait qu’il contenait à la fois un jaune et un blanc, mais il n’en avait jamais vu encore séparés quand ils étaient prêts à être mangés. Même sur le vaisseau pendant le voyage, et même à Solaria, les œufs étaient toujours servis brouillés.
Il leva vivement les yeux vers Fastolfe.
— Je vous demande pardon ?
Fastolfe répéta patiemment sa question.
— Avez-vous bien dormi ?
— Oui, très bien. Je dormirais sans doute encore, sans l’antisomnine.
— Ah oui ! Ce n’est pas tout à fait l’hospitalité à laquelle un invité est en droit de s’attendre, mais j’ai pensé que vous voudriez peut-être commencer de bonne heure cette journée.
— Vous avez eu parfaitement raison. Et je ne suis pas précisément un invité, non plus.
Fastolfe mangea en silence pendant quelques instants. Il goûta sa boisson chaude, puis il demanda :
— Avez-vous un peu progressé pendant la nuit ? Vous ne vous êtes pas réveillé, par hasard, avec une nouvelle perspective, une nouvelle idée ?
Baley considéra Fastolfe avec méfiance, mais l’expression du savant n’avait rien d’ironique. Baley porta sa tasse à ses lèvres.
— Je crains que non, répondit-il. Je suis tout aussi perplexe que je l’étais hier soir.
Il but et ne put réprimer une grimace involontaire.
— Excusez-moi, dit Fastolfe. Vous n’aimez pas cette boisson ?
Baley grogna et goûta encore une fois, avec prudence.
— Ce n’est que du café, vous savez. Décaféiné. Baley fronça les sourcils.
— Cela n’a pas le goût du café et… Pardonnez-moi, docteur Fastolfe, je ne voudrais pas vous paraître paranoïaque, mais Daneel et moi venons d’échanger des propos, en plaisantant à moitié, sur la possibilité d’actes de violence contre moi – c’est moi, naturellement, qui plaisantais à moitié, pas Daneel – et j’ai dans l’idée qu’un moyen de m’atteindre serait de…
Il laissa sa phrase en suspens.
Les sourcils de Fastolfe se haussèrent. Il se pencha pour prendre la tasse de Baley, en murmurant des excuses, et la renifla. Puis il en prit une cuillerée et la goûta.
— Ce café est parfaitement normal, Baley, déclara-t-il. Aucune tentative d’empoisonnement.
— J’ai un peu honte de me conduire si sottement, puisque je sais qu’il a été préparé par vos propres robots… mais vous en êtes certain ?
Fastolfe sourit.
— Il est arrivé que l’on manipule des robots, mais je vous assure que cette fois il n’y a eu aucune manipulation. Tout simplement, le café, tout en étant universellement apprécié dans les divers mondes, vient de récoltes différentes. Il est notoire que chaque être humain préfère le café de son propre monde. Je suis navré, mais je n’ai aucun café terrestre à vous offrir. Préféreriez-vous du lait ? Cette boisson est relativement semblable d’un monde à l’autre. Un jus de fruits ? Le jus de raisin d’Aurora est jugé supérieur à celui des autres mondes, en général. Certaines personnes insinuent même, assez méchamment, que nous le laissons un peu fermenter mais bien entendu ce n’est pas vrai. De l’eau ?
— Je vais essayer votre jus de raisin, dit Baley en considérant dubitativement le café. Mais je suppose que je devrais tenter de m’habituer à cela.
— Pas du tout ! Pourquoi vous imposeriez-vous un désagrément alors que c’est inutile ?… Ainsi, dit Fastolfe en changeant de ton, avec un sourire vaguement contraint, la nuit et le sommeil ne vous ont pas porté conseil ?
— Je regrette…
Baley fronça alors les sourcils, en se rappelant un vague souvenir.
— Bien que…
— Oui ?
— J’ai eu l’impression, juste avant de m’endormir, alors que j’étais plongé dans les limbes du demi-sommeil et des associations d’idées… il m’a semblé que je tenais quelque chose.
— Vraiment ? Quoi donc ?
— Je ne sais pas. La pensée s’est échappée. Ou alors un bruit imaginaire m’a distrait. Je ne me souviens pas. J’ai essayé de rattraper la pensée, en vain. Je crois que ce genre de chose n’est pas rare.
Fastolfe prit un air songeur.
— Vous êtes certain de cela ?
— Pas tellement. La pensée est si vite devenue ténue que je ne pouvais même pas être sûr de l’avoir réellement eue. Et même si cette idée m’est venue, elle n’a paru avoir un sens que parce que j’étais dans un état de demi-sommeil. Si elle m’était répétée maintenant, en plein jour, il est possible que je la trouverais tout à fait ridicule.
— Même si c’était fugitif, cela aurait dû au moins laisser une trace.
— Probablement. Dans ce cas, elle me reviendra. J’en suis certain.
— Devons-nous attendre ?
— Que pourrions-nous faire d’autre ?
— Connaissez-vous ce que l’on appelle le sondage psychique ?
Baley se laissa retomber contre son dossier et considéra un moment Fastolfe.
— J’en ai entendu parler mais sur la Terre ce n’est pas utilisé dans le travail de la police.
— Nous ne sommes pas sur la Terre, Baley, murmura Fastolfe.
— Cela risque d’endommager le cerveau. N’ai-je pas raison ?
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