— Entre de bonnes mains, ce n’est guère vraisemblable.
— Mais pas impossible, même entre de bonnes mains, rétorqua Baley. Je crois savoir qu’à Aurora on ne peut pas y avoir recours, sauf dans des circonstances bien définies. Ceux sur qui cette méthode est utilisée doivent s’être rendus coupables d’un crime majeur ou doivent…
— Oui, Baley, mais cela se rapporte aux Aurorains. Vous n’êtes pas aurorain.
— Vous voulez dire que comme je suis terrien je dois être traité comme quelqu’un qui n’est pas humain ? Fastolfe sourit et écarta les mains.
— Allons, Baley ! Ce n’était qu’une idée. Hier soir, vous étiez assez désespéré pour suggérer d’essayer de résoudre notre dilemme en plaçant Gladïa dans une situation tragique, horrible. Je me demandais si vous étiez encore assez désespéré pour vous exposer vous-même.
Baley se frotta les yeux et, pendant une minute ou deux, il garda le silence. Puis il dit, d’une voix altérée :
— Hier soir, j’avais tort, je le reconnais. Quant à ce qui nous préoccupe en ce moment, rien n’assure que l’idée qui m’est venue dans mon demi-sommeil avait le moindre rapport avec le problème. Ce n’était peut-être qu’un pur fantasme, un non-sens illogique. Et il a pu n’y avoir aucune pensée du tout. Rien. Jugeriez-vous raisonnable, pour une aussi petite probabilité de découverte, de risquer d’endommager mon cerveau, alors que c’est sur ce cerveau que vous comptez pour trouver une solution au problème ?
Fastolfe hocha la tête.
— Vous plaidez votre cause avec éloquence. Et je ne parlais pas vraiment sérieusement.
— Je vous remercie, docteur Fastolfe.
— Cela ne nous dit pas ce que nous allons faire maintenant.
— Pour commencer, je veux encore parler à Gladïa. Il y a des points sur lesquels j’ai besoin de quelques éclaircissements.
— Vous auriez dû les aborder hier soir.
— Oui, j’aurais dû, mais j’en avais entendu plus que je n’étais capable d’absorber d’un coup et certaines choses m’ont échappé. Je suis un policier, un enquêteur, pas un ordinateur infaillible.
— Je ne voulais pas vous faire un reproche. Simplement, j’ai horreur de voir Gladïa troublée inutilement. D’après ce que vous m’avez révélé hier soir, je me doute qu’elle doit être dans une profonde détresse.
— C’est certain. Mais elle est aussi désespérément anxieuse de savoir ce qui s’est passé, de savoir qui, s’il y a un coupable, a tué celui qu’elle considérait comme son mari. C’est bien compréhensible aussi, il me semble. Je suis certain qu’elle ne demandera pas mieux que de m’aider… Et j’aimerais aussi parler à une autre personne.
— A qui ?
— A votre fille Vasilia.
— A Vasilia ? Pourquoi ? A quoi cela vous servirait-il ?
— Elle est roboticienne. Je voudrais parler à un roboticien, autre que vous.
— Cela ne me plaît pas, Baley.
Ils avaient fini de déjeuner. Baley se leva.
— Docteur Fastolfe, une fois encore je dois vous rappeler que je suis ici à votre demande. Je n’ai pas d’autorité officielle pour mener mon enquête de police. Je n’ai aucun contact avec les autorités auroraines. Ma seule chance d’arriver au fond de cette lamentable affaire est l’espoir que diverses personnes accepteront de collaborer avec moi et de répondre à mes questions.
» Si vous me mettez des bâtons dans les roues, alors il est évident que je ne pourrai pas aller plus loin que là où je suis à présent, c’est-à-dire nulle part. Cela vous ferait le plus grand tort – et par conséquent à la Terre aussi – alors je vous conjure de ne pas me gêner dans mon enquête. Si vous vous arrangez pour que je puisse interroger qui je veux – ou même simplement si vous essayez de vous arranger en intercédant pour moi – alors le peuple d’Aurora considérera immanquablement que c’est la preuve que vous avez bien conscience de votre innocence. Si vous contrecarrez mon investigation, en revanche, quelle conclusion pourra-t-on en tirer, sinon que vous êtes coupable et craignez que je le prouve ?
Fastolfe répliqua avec un agacement mal dissimulé :
— Je comprends très bien, Baley. Mais pourquoi Vasilia ? Il y a d’autres roboticiens.
— Vasilia est votre fille. Elle vous connaît. Elle doit avoir des opinions bien arrêtées sur vos possibilités de détruire un robot. Comme elle est membre de l’Institut de Robotique et dans le camp de vos ennemis politiques, tout témoignage favorable qu’elle me donnerait serait convaincant.
— Et si elle témoigne contre moi ?
— Nous affronterons cela quand le moment sera venu. Pourriez-vous prendre contact avec elle et lui demander de me recevoir ?
— Je veux bien essayer pour vous faire plaisir, dit Fastolfe d’une voix résignée. Mais vous vous trompez si vous pensez que j’y parviendrai aisément. Il est possible qu’elle soit trop occupée, ou le croie. Elle a été absente d’Aurora. Et puis il est possible, plus simplement, qu’elle ne veuille pas être mêlée à cette affaire. Hier soir, j’ai tenté de vous expliquer qu’elle avait une raison – qu’elle pense avoir une raison – de m’en vouloir. Si c’est moi qui lui demande de vous recevoir, il se peut qu’elle refuse uniquement pour me manifester son animosité.
— Voulez-vous essayer, docteur Fastolfe ?
Le savant soupira.
— Je vais essayer pendant que vous serez chez Gladïa… Je suppose que vous voulez la voir directement ? Je vous ferai observer qu’une entrevue télévisée suffirait. L’image est d’une assez haute fidélité pour que vous ne fassiez aucune différence avec une présence personnelle.
— Je n’en doute pas, docteur, mais Gladïa est solarienne et les entrevues télévisées lui rappellent des souvenirs déplaisants. Et, pour ma part, j’estime qu’un face à face réel a une plus grande efficacité. La situation actuelle est trop délicate et les difficultés trop grandes pour que j’accepte de renoncer à cette efficacité supplémentaire.
— Eh bien, je vais avertir Gladïa…
Fastolfe se leva, fit quelques pas, hésita et revint.
— Mais, Baley…
— Qu’y a-t-il ?
— Hier soir, vous m’avez dit que la situation était assez grave pour que vous passiez outre à tout désagrément que l’on pourrait causer à Gladïa. Il y avait, disiez-vous, des choses beaucoup plus importantes en jeu.
— C’est exact, mais vous pouvez compter sur moi pour ne pas la bouleverser si je peux l’éviter.
— Je ne vous parle pas de Gladïa, en ce moment. Je vous avertis simplement que votre point de vue, essentiellement raisonnable, doit aussi s’étendre à moi-même. Je ne vous demande pas de vous inquiéter de mes problèmes ou de ma fierté, si vous avez l’occasion de parler à Vasilia. Je n’attends pas grand-chose de bon des résultats, mais si vous arrivez à la rencontrer, je devrai supporter tout ennui qui en résulterait, et vous ne devez pas chercher à m’épargner. Vous comprenez ?
— Pour parler très franchement, docteur Fastolfe, je n’ai jamais eu l’intention de vous épargner. Si je devais peser d’un côté votre embarras ou votre honte et de l’autre la poursuite de votre politique et le bien de la Terre, je n’hésiterais pas un seul instant à vous humilier.
— Parfait !… Baley, cette attitude doit également s’étendre à vous-même. Vous ne devez pas laisser votre propre intérêt, votre amour-propre ou votre bien-être vous entraver.
— On ne m’a pas permis de les prendre en considération quand vous avez décidé de me faire venir ici sans me consulter.
— Je faisais allusion à autre chose. Si, après un temps raisonnable – pas très long, mais raisonnable – vous ne progressez pas vers une solution, alors nous devrons envisager les possibilités d’un sondage psychique, après tout. Notre dernière chance serait peut-être de découvrir ce que votre esprit sait que vous ignorez.
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