Contrairement à Jenny, Jeff ne possédait apparemment pas de pouvoir paranormal sur les objets matériels – peut-être parce que, étant plus âgé, il avait moins besoin de cette faculté. Sa singularité était exclusivement limitée à sa vie mentale dont les rêves n’occupaient plus, désormais, qu’une part modeste. Il restait totalement immobile pendant des heures entières, les yeux hermétiquement clos comme s’il était à l’écoute de sons que personne d’autre n’entendait. Et un savoir venu d’ailleurs dans l’espace et d’ailleurs dans le temps s’infiltrait dans son esprit, un savoir voué à détruire la créature à demi formée qui avait été Jeffrey Angus Greggson.
Fey, assise sur son arrière-train, fixant sur lui ses yeux au regard tragique et incompréhensif, se demandait où était parti son jeune maître et quand il lui reviendrait.
Jeff et Jenny avaient été les premiers, mais bientôt ils ne furent plus les seuls. Telle une épidémie se propageant rapidement d’un pays à l’autre, la métamorphose contaminait la race humaine tout entière. Elle ne s’attaquait pratiquement pas à ceux qui avaient plus de dix ans et pour ainsi dire aucun enfant de moins de dix ans ne lui échappait.
C’était la fin de la civilisation, la fin de tout ce pour quoi les hommes avaient lutté depuis l’aube des temps. En l’espace de quelques jours, l’humanité avait perdu son futur, car lorsqu’une race se voit arracher sa progéniture, son âme meurt et sa volonté de survivre est irrémédiablement brisée.
Un siècle plus tôt, ç’aurait été la panique, mais il n’y avait pas de panique. La Terre était paralysée, les grandes cités engourdies et silencieuses. Seules les industries vitales continuaient de tourner. On eût dit que la planète endeuillée pleurait sur ce qui, dorénavant, ne serait jamais plus.
Et c’est alors que, comme il l’avait déjà fait dans un passé maintenant oublié, Karellen s’adressa pour la dernière fois à l’humanité.
Sa voix jaillit de millions de postes de radio :
— Ma tâche est presque terminée. Je puis enfin vous dire après un siècle en quoi elle consistait.
« Nous avons dû vous cacher beaucoup de choses, de même que, pendant la moitié de notre séjour sur la Terre, nous ne nous sommes pas montrés à vous. Je sais que certains parmi vous pensent que c’était une précaution inutile. Vous êtes habitués à notre présence et il ne vous est plus possible d’imaginer la réaction qu’auraient eue vos ancêtres à notre vue. Mais vous pouvez au moins comprendre le motif auquel nous obéissions en nous dissimulant au regard des hommes et admettre que nous avions une raison pour agir ainsi.
« L’ultime secret est le mobile de notre irruption qui a prêté à des spéculations sans fin. Nous ne pouvions vous mettre dans la confidence avant aujourd’hui car ce n’était pas à nous qu’il appartenait de le révéler.
« Il y a un siècle, nous sommes arrivés sur votre planète et nous vous avons empêchés de vous détruire de vos propres mains. C’est là un fait que nul, je le crois, ne contestera, mais ce qu’aurait été cette autodestruction, vous ne l’avez jamais deviné.
« Parce que nous avons banni les armes nucléaires et tous les jouets mortels que vous entassiez dans vos arsenaux, le danger d’une annihilation physique a été éliminé. Vous pensiez que c’était le seul. Nous voulions vous le faire croire mais c’était absolument faux. Le péril le plus grave qui vous menaçait était d’une tout autre nature – et il ne concernait pas votre seule race.
« De nombreux mondes sont parvenus au carrefour de la puissance nucléaire, ont évité la catastrophe, ont poursuivi l’édification de civilisations pacifiques et heureuses – et ont été entièrement anéantis par des forces dont ils ignoraient tout. Vous avez commencé à jouer de façon préoccupante avec ces mêmes forces au XX e siècle. C’est pourquoi il a été indispensable d’agir.
« Tout au long de ce XX e siècle, la race humaine n’a cessé de s’approcher lentement du gouffre dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Une seule passerelle permet de le franchir. Peu de races ont trouvé ce pont sans aide extérieure. Quelques-unes se sont détournées de l’abîme quand il en était encore temps, échappant ainsi au danger comme à l’accomplissement. Les mondes qui étaient les leurs sont devenus des îlots élyséens, des oasis de facilité et de béatitude qui ne jouent plus aucun rôle dans l’histoire de l’univers. Cela n’aurait jamais été votre destin – ou votre chance. Votre race est trop dynamique. Vous auriez sombré dans le désastre en entraînant d’autres races avec vous car vous n’auriez pas trouvé la passerelle.
« Il va me falloir, hélas, utiliser des analogies du même genre pour vous dire ce qui me reste à vous dire. Vous n’avez pas de mots, pas de concepts pour exprimer une grande partie des choses que je désire vous exposer – et la connaissance que nous en avons nous-mêmes est, elle aussi, cruellement imparfaite. Pour les comprendre, vous allez devoir revenir sur le passé et retrouver des notions familières à vos aïeux mais que vous avez oubliées – que nous vous avons, en réalité, délibérément aidés à oublier. En effet, depuis que nous sommes ici, nous avons monté une vaste supercherie destinée à camoufler une vérité que vous n’étiez pas encore prêts à affronter.
« Au cours des siècles, vos savants ont pénétré les secrets du monde physique et, grâce à eux, vous êtes passés de l’énergie de la vapeur à l’énergie de l’atome. Vous vous êtes dégagés de la superstition et l’humanité n’a plus eu qu’une seule religion véritable : la Science. La Science était le don que la minorité occidentale avait fait au reste du monde et elle a détruit toutes les autres religions. On pensait qu’elle pouvait tout expliquer, qu’aucune force n’échappait à son empire, qu’il n’existait rien dont elle ne pût rendre compte. Peut-être que le mystère des origines de l’univers ne serait jamais percé mais tout ce qui s’était passé depuis sa naissance avait obéi aux lois physiques.
« Pourtant, et bien qu’ils eussent été enlisés dans leurs illusions, vos mystiques avaient vu une partie de la vérité. Il y a des pouvoirs de l’esprit et il y a des pouvoirs au delà de l’esprit que votre science ne pourra jamais enfermer dans son cadre sans que celui-ci ne se désintègre sans rémission. Tout au long des siècles, on a signalé d’innombrables manifestations de phénomènes étranges – poltergeïsme, télépathie, précognition – que vous avez nommés mais que vous n’avez pas expliqués. La science les a tout d’abord ignorés, elle a même nié leur existence en dépit d’une masse de témoignages couvrant cinq millénaires. Pourtant, ils existent et, pour être exhaustive, toute théorie de l’univers doit impérativement en tenir compte.
« Une poignée de savants ont commencé à se pencher sur ces questions durant la première moitié du XX e siècle. Ils ne le savaient pas mais ils jouaient avec la serrure de la boîte de Pandore. Les forces qu’ils auraient pu déchaîner dépassaient tous les périls que l’atome aurait été susceptible d’entraîner. Car si les physiciens risquaient seulement de détruire la Terre, les paraphysiciens auraient semé la dévastation jusqu’aux étoiles.
« Il n’était pas possible de laisser faire. Je suis incapable de définir pleinement la nature de la menace que vous représentiez. Pour nous, elle n’en était pas une, de sorte que nous ne la comprenons pas. Disons que vous auriez pu devenir un cancer télépathique, une intelligence pernicieuse dont l’inévitable anéantissement aurait contaminé d’autres intelligences plus vastes.
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