— Ce ne peut être qu’Hexanérax 2, dit Rashaverak. Seule une poignée de nos nefs l’ont atteinte et aucune n’a tenté d’atterrir. Qui aurait pu penser, en effet, que la vie existât sur de pareilles planètes ?
— Il semble, répliqua Karellen, que vous n’avez pas été aussi méticuleux que vous le croyiez, messieurs les savants. Si ces… ces configurations sont dotées d’intelligence, le problème de la communication ne devrait pas manquer d’intérêt. Je me demande si ces formes connaissent la troisième dimension.
C’était un monde qui ne saurait jamais ce que sont la nuit et le jour, le passage des années ni la succession des saisons. Six soleils polychromes se partageaient son ciel, de sorte que l’obscurité était chose inconnue. Seule changeait la couleur de la lumière. Prisonnière de l’action de champs gravifiques antagonistes, la planète en question suivait les arabesques et les involutions d’une orbite d’une inconcevable complexité qui n’était jamais deux fois la même. Chaque moment de sa trajectoire était unique : l’actuelle position de ses six soleils ne se répéterait pas avant la fin de l’éternité.
Et pourtant, même là, la vie était présente. À une époque, son feu central la calcinait ; à un autre âge, c’était le règne des glaces : peu importe. La planète était malgré tout asile de vie. Dans les périodes de glaciation, les grands cristaux aux facettes innombrables restaient figés, groupés en formations géométriques subtiles, et quand la chaleur revenait, ils glissaient lentement le long des veines minérales. S’il leur fallait mille ans pour émettre une pensée, c’était sans importance. L’univers était encore jeune et le temps infini…
— J’ai épluché toutes nos archives, dit Rashaverak. Elles ne mentionnent aucun monde comparable, aucune combinaison de soleils de ce type. Si cette planète se trouvait à l’intérieur de notre univers, même au delà du rayon d’action de nos vaisseaux, les astronomes l’auraient découverte.
— Il a donc quitté la galaxie.
— Oui. Cela ne sera sûrement plus très long, maintenant.
— Qui sait ? Il ne fait que rêver. À l’état de veille, il est encore lui-même. Ce n’est que la première phase. Quand la transformation s’amorcera, nous le saurons très vite.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur Greggson, dit gravement le Suzerain. Je m’appelle Rashaverak. Vous vous souvenez certainement de moi.
— Oui. C’était à la soirée de Rupert Boyce. Il y a peu de chances que je l’oublie. J’ai pensé qu’il fallait que nous nous revoyions.
— Dites-moi pourquoi vous avez sollicité cette entrevue.
— Je suppose que vous le savez déjà.
— Peut-être. Mais il serait utile, aussi bien pour vous que pour moi, que vous exposiez vous-même vos motifs. Je vais sans doute grandement vous surprendre. J’essaie, moi aussi, de comprendre et, en un sens, mon ignorance est égale à la vôtre.
George considéra le Suzerain avec ébahissement. C’était là une idée qui ne lui était jamais venue à l’esprit. Inconsciemment, il tenait pour acquis que le savoir et la puissance des Suzerains étaient sans limites, qu’ils connaissaient le phénomène dont Jeff était l’objet – et qu’ils en étaient probablement responsables.
— Je présume que vous avez vu les rapports que j’ai transmis aux psychologues de l’Île. Vous êtes donc au courant de ses rêves.
— Oui, nous sommes au courant.
— Je n’ai jamais cru qu’il ne s’agissait que des fantasmes d’une imagination d’enfant. Ils étaient si incroyables… je sais que ce que je dis a l’air absurde… si incroyables qu’ils devaient nécessairement avoir une certaine réalité pour base.
George dévisagea Rashaverak avec anxiété, ne sachant s’il espérait une confirmation ou un démenti. Le Suzerain garda le silence, ses larges yeux calmes fixés sur lui. Ils étaient presque face à face, car la pièce – manifestement conçue pour des entrevues de ce genre – était à deux niveaux : le massif fauteuil du Suzerain dominait d’un bon mètre celui de George, marque d’attention amicale visant à rassurer les humains qui demandaient audience et dont l’état d’esprit était rarement serein.
— Au début, poursuivit George, nous avons été ennuyés mais pas vraiment effrayés. Au réveil, Jeff semblait on ne peut plus normal et ses rêves n’avaient pas l’air de le troubler. Mais un soir… (Il hésita et ajouta, sur la défensive :) Je n’ai jamais cru au surnaturel. Je ne suis pas un scientifique mais je pense que tout est justiciable d’une explication rationnelle.
— En effet. Je sais ce que vous avez vu. J’observais.
— Je m’en suis toujours douté. Pourtant, Karellen avait promis que vous ne nous espionneriez jamais avec vos instruments. Pourquoi avoir rompu cette promesse ?
— Je ne l’ai pas rompue. Le Superviseur a déclaré que la race humaine ne serait plus placée sous surveillance. Nous avons tenu parole. C’étaient vos enfants que j’observais, pas vous.
Il fallut plusieurs secondes à George pour qu’il saisisse toutes les implications de la réponse de Rashaverak. Il blêmit.
— Vous voulez dire… (Les mots s’étranglèrent dans sa gorge.) Mais, au nom du ciel, que sont donc mes enfants ?
— C’est justement ce que nous nous efforçons de déterminer, laissa tomber Rashaverak d’une voix solennelle.
Jennifer Anne Greggson, naguère baptisée Poupée, était dans son berceau, les yeux hermétiquement clos.
Il y avait longtemps qu’elle ne les avait pas ouverts et elle ne les rouvrirait plus car, désormais, la vue était pour elle aussi superflue que pour les créatures aux sens multiples peuplant les ténébreux abîmes océaniques. Elle avait conscience du monde qui l’entourait. Et de beaucoup plus que cela, en vérité.
De sa première enfance, qui avait été si brève, demeurait un réflexe, fruit d’un inexplicable paradoxe du processus de son développement : la crécelle qui avait été sa joie crépitait sans interruption selon un rythme complexe et perpétuellement changeant. C’était cette étrange sonorité syncopée qui avait tiré Jean du sommeil. Elle s’était ruée dans la chambre des enfants. Mais ce n’était pas uniquement à cause de cela qu’elle avait appelé George à grands cris.
Non. C’était le fait de voir la banale crécelle bariolée tourner toute seule sans aucun support à cinquante centimètres au-dessus du sol tandis que Jennifer Anne, ses mains potelées étroitement nouées, arborait une expression de sereine satisfaction.
Elle avait commencé tard mais ses progrès étaient rapides. Bientôt, elle aurait dépassé son frère car elle avait beaucoup moins de choses à désapprendre que lui.
— Vous avez bien fait de ne pas toucher à son jouet, dit Rashaverak. Je ne crois pas que vous auriez pu le bouger, mais si vous y étiez parvenu cela l’aurait peut-être contrariée et, alors, je ne sais pas ce qui serait arrivé.
— Vous voulez dire que vous ne pouvez rien ?
— Je ne veux pas vous bercer d’illusions. Nous pouvons observer et étudier, ce que nous sommes en train de faire. Mais nous sommes incapables d’intervenir parce que nous ne comprenons pas.
— Mais qu’allons-nous faire ? Et pourquoi est-ce tombé sur nous ?
— Il fallait bien que cela tombe sur quelqu’un. Vous n’avez rien de plus exceptionnel que le premier neutron qui déclenche la réaction en chaîne dans une bombe atomique. Il se trouve simplement que c’est le premier. N’importe quel autre aurait pareillement pu servir d’allumette. Ce qui est arrivé à Jeff aurait pu arriver à n’importe qui d’autre. C’est ce que nous appelons la Percée Totale. Le secret n’est plus indispensable, maintenant, et je m’en réjouis. Nous attendons cet événement depuis que nous sommes arrivés sur la Terre. Il nous était impossible de prédire où et comment cela commencerait. Jusqu’au moment où – et ce fut un pur hasard –, nous nous sommes rencontrés chez Rupert Boyce. J’ai alors su avec une quasi-certitude que les enfants de votre femme seraient les premiers.
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